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femmes se balançant indolemment dans des fauteuils de rotin. Nous arrivions à Bahia en carême, époque où plusieurs soirées de la semaine sont consacrées à des processions pour lesquelles la ville secoue son calme habituel. Alors partout les fenêtres s’illuminent et se garnissent de monde ; les fidèles s’agenouillent, et le pieux cortège, que ses torches font ressembler à un long serpent de feu, commence lentement un défilé qui dure parfois plus d’une demi-heure. Les confréries se succèdent, vêtues de couleurs diverses ; leurs chants se heurtent avec les sons des musiques militaires. Puis viennent, portés sur des brancards, des groupes en cire dont les personnages, de grandeur naturelle, représentent les différentes scènes de la Passion. Les anges abondent, cuirassés d’argent par devant et de velours rouge par derrière, coiffés d’énormes diadèmes de caciques ; ils sont de plus pourvus d’une paire d’ailes gigantesques, en plumes bien étoffées, dans l’envergure desquelles se donnent carrière les rivalités des paroisses. C’est à qui baisera un pan de robe, un bout de ruban, et cependant, malgré ces pompes où la dévotion italienne est surpassée, le Brésil est peut-être un des pays catholiques où l’autorité de la cour de Rome a le moins d’influence. Non-seulement l’empereur y nomme seul les évêques, qui ne peuvent ensuite conférer les ordres sans son autorisation, mais les assemblées provinciales prononcent sur beaucoup de cas ecclésiastiques, et le parlement brésilien lui-même a plus d’une fois pris des mesures pour restreindre l’ingérence papale. La liberté des cultes est d’ailleurs complète.

Bahia est bien loin encore de la prospérité que comporte l’heureuse disposition naturelle du riche bassin, dit Reconcavo, qui entoure la rade. Tout y a contribué, la guerre d’abord jusqu’en 1827, car ce fut le dernier point de la côte où flottèrent les couleurs portugaises, et ce fut là qu’avec l’unique vaisseau de ligne du nouveau gouvernement le célèbre lord Cochrane réussit à détruire la plus grande partie d’une escadre portugaise très supérieure en force ; ensuite des années de disette, puis l’abolition de la traite, puis des épidémies successives, qui, en 1855 par exemple, firent plus de vingt mille victimes. Aujourd’hui le mouvement maritime du port n’atteint pas 500,000 tonneaux, et le chiffre total du commerce ne va pas à 80 millions de francs. Malheureusement on ne peut guère espérer que cet état de choses se modifiera de longtemps : sous les tropiques, où toutes les terres sont fertiles, ce n’est pas dans la fécondité du sol que gît la véritable richesse d’un pays, c’est dans le chiffre de la population. Or la province de Bahia, qui s’étend sur 14,000 lieues carrées, ne compte encore qu’un million d’habitans, dont 152,000 dans la capitale, et l’émigration n’y donne guère.