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comme eux. Comment le secret fut-il transmis de Morales à João Gonsalvo do Camara, surnommé Zargo, qui découvrit officiellement l’île soixante-dix ans plus tard, c’est ce que la chronique ne dit pas ; mais à ceux qui seraient tentés de mettre en doute l’authenticité de la légende, on montre encore l’église construite par Zargo sur l’emplacement du tombeau, en un lieu désormais appelé Machico, du nom du héros de l’aventure. Enfin pour les plus incrédules le sacristain de l’église tient en réserve, comme preuve irrécusable, un morceau du cèdre qui ombrageait ces restes tragiques.

Ce qui gâte le séjour de Madère, c’est l’armée de malades dont on est entouré dès les premiers pas que l’on fait dans l’île, et qui donne un si singulier caractère à la population de la ville de Funchal. Il semble que tous les poitrinaires de la Grande-Bretagne s’y soient donné rendez-vous, attirés par la douceur du climat. Chaque promeneur a l’air plus ou moins phthisique, soit qu’il se fasse voiturer en char à bœufs, comme au temps du roi Mérovée, soit qu’il se traîne languissamment appuyé sur un bras plus valide, soit enfin qu’on aperçoive ses traits amaigris entre deux oreillers, au fond d’un hamac porté à l’épaule. Ce que ces malheureux viennent chercher à Madère, c’est moins une guérison qu’un sursis : presque tous se savent condamnés, mais au lieu de passer les mois de grâce qui leur sont accordés dans la lourde atmosphère d’une chambre de malade, ils peuvent ici vivre d’air et de soleil jusqu’au dernier jour. Il est toujours bon d’être millionnaire, même pour mourir, et les millionnaires sont nombreux parmi les phthisiques qui forment le cinquième des décès de l’Angleterre.

Il faut reconnaître à la louange des Madériens qu’ils ne cherchent pas trop à exploiter les étrangers que la Faculté leur envoie ainsi chaque année. Leur industrie est plus avouable ; c’est celle de ce vin célèbre parmi les classiques de la table, et qui jusqu’en ces dernières années fut tout ensemble l’honneur et la richesse de l’île. Toutefois la notoriété des crus de Madère ne date pas de bien loin, puisqu’au siècle dernier le navigateur Atkins raconte qu’il en troquait deux pipes contre deux vieux habits et trois perruques à demi usées. Les guerres de la république et de l’empire, en sevrant les Anglais de nos vins de France, les obligèrent à se pourvoir ailleurs, et donnèrent l’essor au commerce de Madère. L’île produisait alors de huit à dix millions de litres de vin, dont une bonne partie s’exportait au prix de trois francs le litre ; les grands crus, le Bûal, le Malvoisie, le Sercial, allaient jusqu’à cinq francs. C’était un revenu qui se comptait par millions et ne semblait pouvoir qu’augmenter ; mais l’oïdium survint en 1852, poudrant à blanc les vignes l’une après