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le premier a la passion de l’inutile, le second n’a de goût et d’estime que pour ce qui peut servir. Tous les écrivains ont un mot favori qui trahit leur penchant. Bossuet avait celui de grandeur, M. Mill a celui de fécondité. Penseur fécond, voilà le plus grand éloge qui puisse sortir de sa plume. Entendons-nous, cette fécondité ne veut dire ni abondance ni grand fonds de richesse ; en ce sens-là, rien ne serait plus fécond que les livres d’Hamilton. Un penseur fécond est pour lui un esprit produisant une certaine denrée d’idées positives, pratiques, d’un bon placement. Tel est Auguste Comte, dont quelques pages suffisent pour mettre une ou deux propositions utiles dans un article de journal ou dans un discours au parlement. Nous parlions tout à l’heure de la respectabilité du roman : la philosophie ne peut pas s’en passer davantage. M. Mill, depuis vingt-trois ans qu’il a introduit Auguste Comte en Angleterre, a fait les plus louables efforts pour lui donner une respectabilité tout à fait anglaise. Ainsi il revendique pour le positivisme tout ce qui lui peut rendre le caractère de la décence, de l’élévation, de la beauté. Il ne veut pas qu’il se passe de ces nobles mots d’âme, d’esprit, de cœur, de conscience, d’amour. Il rétablit la psychologie supprimée entre la biologie et la sociologie. Il ne rétablit pas Dieu ; il le déclare possible : reste à savoir ce que peut être un Dieu qui n’est pas nécessaire. M. Mill en fait une question pendante, une discussion ouverte, open question. Qu’est-ce qu’une question pendante sur une matière que la doctrine range parmi les choses inexplicables ? Je crains, avec M. Masson, qu’une discussion ouverte ainsi ne soit une discussion fermée. Rien d’ailleurs n’est plus honnête et plus caractéristique à la fois que ce besoin de respect et de bonne renommée, rien ne fait plus honneur à la délicatesse anglaise de M. Mill ; mais je crois entendre le maître s’écrier comme Socrate en parlant de Platon : « Que de belles choses ce disciple me fait dire ! » C’est que ce maître-là ne mâchait pas ses paroles, quand il disait que le genre humain cesserait de rapporter l’organisation de la nature à une volonté intelligente, ou de croire d’une manière quelconque un créateur ou un suprême régulateur de ce monde.

Air.si se poursuit la comparaison entre M. Mill, qui est en faveur, et le nom de Hamilton, qui est encore en possession. Quel sera le successeur du vieux maître ? On cite des noms, des œuvres qui prouvent un mouvement philosophique. Assurément ce ne sera pas Carlyle, qu’il a plu à M. Masson de ranger avec Mill et Hamilton, comme pour départager les suffrages. Carlyle gardera la position qu’il a occupée dans la philosophie de l’histoire, il ne renouvellera pas la psychologie ; mais je ne crois pas que M. Masson attache au