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lution du roman des mœurs contemporaines est à peine terminée. Il faut du temps encore pour savoir quelles traces auront laissées dans la société anglaise les deux grands romanciers, l’un, Dickens, mettant aux mains les passions humaines et ce qui reste de rigorisme puritain dans la nation, l’autre, Thackeray, racontant la lutte des sentimens vrais avec le mensonge universel du snobbisme.

Cependant la fin prématurée du second ne semble-t-elle pas clore une période distincte? et chaque période du roman anglais n’est-elle pas marquée par deux noms éminens, par deux manières et deux styles opposés, Swift et de Foe, Richardson et Fielding, Smollett et Sterne, Horace Walpole et miss Burney, Anne Radcliffe et miss Austen? Il n’y a que Walter Scott qui ait régné seul dans sa bonne fortune et son incomparable succès; mais on pourrait dire avec Carlyle que lord Byron était le vrai contraste opposé à sir Walter Scott; la bonne santé, le bon sang qui court dans les ouvrages volumineux du baronnet combattaient l’irritation des pages maladives du lord.

Quand M. David Masson écrivait et professait ce cours sur les romanciers, la littérature n’avait pas perdu le regrettable Thackeray. La comparaison entre les deux rois du roman s’imposait d’elle-même; voici dans quels termes et à quelle occasion le critique anglais s’affligeait presque de la nécessité de cette comparaison. La précaution qu’il emploie est une sorte de pressentiment pénible.


« Il y a une faction Dickens et une faction Thackeray; il n’est pas de débat plus commun, partout où l’on cause littérature d’une manière suivie, que le débat sur le mérite respectif de Dickens et de Thackeray. Peut-être y a-t-il une certaine désobligeance à comparer ainsi, à opposer toujours les deux écrivains. Nous devrions nous estimer trop heureux d’avoir deux hommes de cette valeur, vivant encore et dans toute leur force, pour songer à acclamer l’un au détriment de l’autre. C’est ce que je sentis profondément un jour que je les vis ensemble. L’occasion était mémorable, c’était en juin 1857; la scène se passait au cimetière de Norvood.

« Une grande foule s’était réunie là pour ensevelir un homme à tous les deux connu, et qui les avait connus à fond tous les deux, un homme qui occupait un rang dans le genre auquel l’un et l’autre appartenaient, mais dont la meilleure place était un genre analogue et voisin; un homme encore dont je dirai ceci : c’est que, indépendamment des opinions qui sont exprimées à tort ou à droit sur lui, il n’y avait pas, à mon avis, dans le cercle malsain de ce qui s’appelle proprement Londres, un seul être qui eût plus de mâle énergie dans toute la force du mot. Comme il ressemblait à un Nelson de petite taille, lorsqu’il secouait en arrière sa chevelure, et qu’il se préparait frissonnant au combat de la parole! L’éclair de son esprit, de cet esprit qui n’avait pas son pareil dans notre île tout entière, n’était que la manifestation la plus visible d’une intelligence pleine de sens et de connaissances variées, d’une âme généreuse et prompte à s’enflammer.