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y apportait la sensibilité, chose encore nouvelle, mais qui prit racine dans le roman anglais pour un demi-siècle. À ces six grands noms, il faut ajouter Johnson et Goldsmith, qui laissèrent tomber comme en passant une satire philosophique et une idylle, Rayselas, qui couvrit les dépenses de l’enterrement de la mère de Johnson, et le Vicaire de Wakefield, qui paya le loyer de Goldsmith. Voilà en peu de mots l’histoire du roman anglais de 1720 à 1770. Jusqu’à cette époque, nous fournissions l’Angleterre de romans; à partir de ce temps, suivant l’expression de M. Masson, le roman anglais passe de l’importation à l’exportation.

De 1770 à 1789, nouveaux troubles. Dans les temps de guerres ou de séditions, l’Angleterre est tout entière à la politique; elle n’écrit que des pamphlets et des articles de journaux, comme une famille. en procès qui ne fait plus ni musique ni littérature, qui ne lit plus que mémoires d’avocats et lettres d’avoués. Ces vingt années sont une transition à peine remplie par un dilettante des choses gothiques, Horace Walpole (Château d’Otrante), et une femme, miss Burney (Evelina], qui s’établit dans le roman comme dans une forteresse qu’elle occupe au nom de son sexe, et où elle fait les réparations de bienséance et de bon ton réclamées par une telle situation. Les femmes ont donné au roman anglais la respectabilité, véritable droit de cité dans la société anglaise moderne. Jusqu’à miss Burney, il ne l’avait rencontrée que par de très rares exceptions : Clarisse Harlowe elle-même, si elle était lue aujourd’hui, ne l’aurait pas.

D’où vient la supériorité de nombre et peut-être de talent que les femmes ont conquise dans le roman? Le fait est plus remarquable que facile à expliquer. Faut-il croire que leur succès tienne à la facilité du genre? Mais s’il est facile de faire un roman médiocre, il n’y a rien de plus rare qu’un excellent roman. Elles sont plus sérieuses en amour, et le roman traite toujours plus ou moins d’amour : leur avantage vient-il de ce qu’elles expriment ce qu’elles sentent le mieux? Cependant, si ce genre de sentimens séduit le grand nombre, il faut d’autres mérites pour gagner le connaisseur. Il y a dans les femmes un instinct d’observation d’autant plus sûr qu’elles ne prétendent pas aux lois générales, une faculté inductive qui n’en veut qu’aux motifs des actions humaines et qui les pénètre tout d’abord. En leur apprenant moins de choses, l’éducation leur laisse plus de curiosité; en leur défendant l’action, la société leur laisse l’observation. Il y a de même des hommes chez qui l’habitude aiguise cette faculté. Un juge d’instruction doit deviner les hommes mieux qu’un diplomate, un diplomate mieux qu’un journaliste, un journaliste mieux qu’un philosophe. Une femme les devine souvent mieux que tous ceux-ci. Aussi, comme le