Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/921

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est la compagne invariable des sentimens forts et profonds, et la nature morale de l’homme périrait d’inanition devant ce maigre râtelier de paille hachée qu’on appelle les relations intellectuelles de similitude et de succession[1]. »


Il est probable que Milton ne vivait pas avec l’idée fixe et constante d’un démon le suivant partout, et partout traversant son chemin. Il est certain que le démon de Goethe troublait peu son olympienne sérénité. Le Satan de l’un et le Méphistophélès de l’autre, quelle que soit la croyance de l’un ou de l’autre, sont des créations littéraires. Satan est un colosse, et il reste en lui quelque rayon de la grandeur de l’archange ; il est dévoré du besoin d’empire non moins que du besoin d’action. Il a disputé le monde et il dispute l’homme à Dieu même. Méphistophélès est un portrait savamment étudié, le type du mal dans l’humanité moderne, sans grandeur, sans ambition, mais agissant, intriguant, mettant partout sa grille, plus parfait démon parce qu’il ne croit qu’au mal. Tout le monde lit le Paradis perdu, très peu lisent le Paradis reconquis par le même auteur. Eh bien ! le Satan du Paradis reconquis annonce déjà la transition à Méphistophélès. On en peut juger par ces vers sur la tentation du Christ :


« Un vieillard en vêtemens rustiques, cherchant en apparence la trace de quelque brebis égarée, ou allant ramasser des branches mortes pour en faire usage dans les jours d’hiver quand la bise est aiguë, et pour se réchauffer quand il reviendrait mouillé des champs le soir, tel paraissait l’être qu’il vit s’approcher. Celui-ci le considéra d’abord d’un œil curieux et lui parla ensuite en ces termes… »


Ainsi le beau Satan a vieilli, il se plaît aux démarches obliques ; il se cache sous des accoutremens misérables ; rien, plus rien de sa splendeur d’archange ! il a depuis sa chute quatre mille ans de plus sur le corps. Qu’il fasse encore deux mille ans son métier de tentateur, et il sera Méphistophélès, petit, racorni, venimeux. Le démon est aujourd’hui un être sec, froid, ridé, moqueur. Il a perdu pour ainsi dire tout désir de conquête, regardant déjà le genre humain comme sa propriété. Sans doute il fait signer à Faust l’engagement de lui donner son âme ; mais trouvez-vous dans le drame qu’il y tienne beaucoup ? Il est persuadé que Faust et toute son espèce lui appartiennent, et il n’agit, il ne parle qu’en vue de satisfaire sa nature diabolique : il est l’esprit du mal ayant perdu tout désir d’être autre chose.

Je me hâte de passer au second procédé de M. Masson, qui consiste dans l’art de classer et de grouper les faits littéraires ; c’est

  1. Allusion aux doctrines de M. Stuart Mill.