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mystérieux ennemi qui nous ferait sentir sa présence par toute sorte de scélératesses, mais sans jamais se laisser prendre sur le fait. Luther en parle sans cesse à ses amis pour s’en plaindre, pour le maudire, pour se venger de lui. Dans ce monde, il ne voit pour ainsi dire que lui-même chargé de remplir une mission de Dieu, et le démon occupé à le contrecarrer. A la maxime catholique, « l’homme propose et Dieu dispose, » Luther eût ajouté : « et le diable s’oppose. » Le démon ainsi conçu s’est désormais enfui, sinon des croyances, du moins des imaginations; mais que la philosophie n’en soit pas trop hère! La commodité de la vie, le progrès du comfortable, plus que le progrès des sciences, en sont la cause. L’homme n’est pas plus sage; il a moins occasion d’avoir peur. Écoutons là-dessus les curieuses réflexions de M. David Masson :


« La civilisation a tendu à diminuer pour nous le nombre des occasions de sentir la terreur, ou même en général de sentir fortement. L’horrible joue un rôle beaucoup moins important dans l’expérience humaine qu’autrefois. Pour ne citer qu’un exemple, les inventions mécaniques appliquées à la locomotion et d’autres circonstances nous exemptent de la nécessité d’être longtemps dans l’obscurité ou dans les solitudes effrayantes. C’est le cas surtout de ceux qui habitent les villes, et qui pour ce motif exercent le plus d’influence intellectuelle. Le gémissement du vent dans une nuit d’hiver est la plus forte impression de ce genre qu’ils puissent recevoir, et n’est-ce pas un fait en faveur de notre thèse que cette facilité plus grande de croire au surnaturel au moment où ils éprouvent cette impression? Les situations où se trouvaient nos ancêtres nous sont étrangères. Nous n’avons pas à voyager aujourd’hui à travers des forêts par la nuit profonde, nous n’avons pas à traverser la plaine solitaire où le corps d’un assassin est balancé à quelque gibet. Tom O’Shanter[1], même avant d’arriver à l’église d’Halloway, en vit plus que beaucoup d’entre nous dans une vie entière.

« Dans ce court intervalle, il traversa la rivière, où par un temps de neige un chaland de la taverne se noya, il passa au milieu des bouleaux et des grandes pierres où Charlie pris de vin se cassa le cou, à travers les houx et les genêts où des chasseurs trouvèrent un enfant assassiné, et près de l’aubépine qui est au-dessus de la fontaine et où se pendit la mère de Mungo. »

« Cet effet de la civilisation, qui réduit toutes nos sensations à celle du comfort, est, à notre avis, une circonstance alarmante au point de vue qui nous occupe ici. Il est nécessaire, pour bien des motifs, de résister à l’application universelle de la philosophie positive, même en l’adoptant, même en nous mettant à genoux devant elle, considérée comme instrument pour l’explication des choses. La philosophie positive nous commande de nous abstenir de toute spéculation sur l’inexplicable. Il faut, pour bien des raisons, mépriser cette défense. La spéculation sur l’essence des choses

  1. C’est le nom d’un héros et le titre d’un poème de Robert Burns.