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avec de tels sous-entendus qu’on ne savait pas bien si le nom de Brunswick ou de Stuart était dans leur cœur; en religion, ils voulaient l’église établie comme machine de gouvernement et pour se sauver du retour des têtes-rondes, quoique beaucoup d’entre eux, en qualité de fils de cavaliers, fussent tout simplement sceptiques et libertins. Les whigs disputaient la haute église et les évêques à l’influence des tories; mais leur qualité d’amis de la révolution leur faisait un devoir de patronner les dissidens. Ils étaient ministres nés de la royauté nouvelle ; mais ils déclamaient en faveur de la liberté républicaine. De leur côté, le roi et l’église n’étaient pas dans une position plus nette ; le roi aimait les tories comme monarchiques et les craignait comme jacobites; il détestait les whigs comme serviteurs insolens et se servait d’eux comme partisans de la révolution. L’église était attachée aux tories par la communauté des intérêts, et cependant elle avait souvent en eux une pierre de scandale ; elle se défiait des whigs à cause de leur liaison avec les dissidens, et cependant leur vie et leur religion étaient plus correctes.

Si l’on ajoute que tout le monde était obligé de se déclarer whig ou tory, l’on se fera une idée du degré de largeur des horizons dans la pensée de ce temps. Nul ne l’a mieux exprimé que l’auteur de Gulliver. On croit généralement que le voyage à Brobdingnag, chez le peuple géant, est une fantaisie plus ou moins imitée de Rabelais. L’imitation y est bien ; mais jamais la pensée de Swift n’a pris un essor plus élevé ni un tour plus original. La satire y est forte parce qu’elle est précise. Il prend à partie les petitesses politiques de l’Angleterre qui se croit grande, de l’Angleterre, «le fléau de la France, l’arbitre de l’Europe, le siège de la vertu, de la piété, de l’honneur, de la vérité, l’orgueil et l’envie du monde. » Tout cela est humilié sous le poids de l’ironie; tout cela est souffleté sur la petite joue de Gulliver que le roi de Brobdingnag effleure de ses gros doigts en riant de tout son cœur des ambitions de ce petit peuple et en demandant à Gulliver s’il est whig ou tory. M. David Masson le remarque à juste titre, si quelqu’un parmi les écrivains du XVIIIe siècle anglais réveille un peu l’idée du grand, si commune dans les deux âges précédens, c’est bien Swift; mais aussi nul ne prouve mieux par ce qui lui manque combien le siècle était fait pour rétrécir ce qui était large et rabaisser ce qui était sublime.

Cependant il fallait de l’esprit pour servir la cause du whiggisme ou du torysme; il en fallait pour fournir les luttes personnelles nées des querelles politiques; il en fallait encore pour suffire aux disputes du présent et à celles du passé. Combien d’esprit on dépensa rien que dans cette querelle des anciens et des modernes racontée