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qui surent faire le bon choix; mais, soit que le pouvoir n’ait pas en général le sentiment des proportions dans le talent littéraire, soit que la littérature ait en elle des affinités électives qui l’entraînent vers l’opposition, ce qui avait le plus de vie, de perfection ou de force dans les lettres anglaises se tourna du côté des tories. Cela dura tant que le pouvoir fut aux mains des whigs. Cela dura même davantage, car la révolution française mit quelque temps le désordre dans les esprits, et l’on vit des orateurs qui avaient jeté beaucoup d’éclat sur les whigs tombés du pouvoir reculer tout à coup effrayés et brûler ce qu’ils avaient adoré. La littérature anglaise, personnifiée dans ses hommes les plus éminens, semblait donc vouée au torysme et à la satire de tout ce que celui-ci méprisait. Aussi ce fut chose bien nouvelle pour les Anglais, quand ils virent naître, il y a cinquante ans, le whiggisme littéraire, quand une ou deux maisons illustres dans le parti whig offrirent aux lettres une hospitalité vraiment princière. Comment ces whigs, soutiens suspects d’une royauté peu chevaleresque, amis des dissidens et autres petits-neveux des têtes-rondes, comment ces exploiteurs de révolutions étaient-ils devenus les Mécènes des nouveaux Pope et des nouveaux Swift, les patrons d’une littérature qui avait désappris le chemin de leur maison depuis cent ans. L’explication était bien simple : les whigs étaient dans l’opposition, « et la littérature est le grand engin qui met en mouvement les sentimens d’un peuple sur les questions les plus importantes. » C’est leur habile avocat, leur illustre historien et critique, c’est lord Macaulay qui a dit ces mots en 1823[1].

On ne s’étonnera pas trop que Macaulay et les hommes de sa génération, laquelle n’est pas encore éteinte, revendiquent constamment la politique du XVIIIe siècle, une politique whig, et rejettent non moins constamment la littérature du XVIIIe siècle, une littérature tory. Macaulay, si je puis ainsi dire, coupe en deux la biographie du peuple anglais. Suivant lui, jusqu’en 1688, le peuple anglais a été poète; depuis 1688, il est homme d’état, philosophe, historien. Avant 1688, il a eu Shakspeare et Milton; Dryden a quelques beaux restes de l’imagination anglaise avant son déclin, mais il commence ce que Macaulay appelle la poésie critique, laquelle ne compte pas. A partir de ce moment, l’Angleterre appartient à l’histoire, ou plutôt il n’y a pas d’histoire d’Angleterre avant 1688 et l’établissement des whigs. Ce qui précède n’est que chaos et barbarie; on dirait que jusque-là le vaisseau de l’état naviguait au hasard, comme la pirogue du sauvage, en se guidant sur les étoiles,

  1. Miscellaneous Writings, On the royal Society of literature.