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marche sur deux jambes, la politique et la littérature, et que la politique soit la jambe droite. »

M. David Masson, qui compte aujourd’hui quarante et quelques années, est d’Aberdeen, comme Reid, le père de la philosophie du sens commun. Contrairement à bien des critiques, il n’a pas commencé par les vers ni par les œuvres d’imagination : à dix-neuf ans, il était journaliste. Tour à tour dans sa ville de province, à Londres, à Edimbourg, à Londres surtout, il paraît s’être livré au travail longtemps obscur que peut imposer la presse anglaise à un esprit robuste. Il a grossi les rangs de ces ouvriers anonymes creusant journellement le sillon de la pensée anglaise, et y jetant des semences qui fructifient sans faire connaître la main du semeur. On sait que la presse, chez nos voisins, est avare de renommée ; le livre seul circule à visage découvert; le journal se mêle à la foule et lui parle sous le masque, comme autrefois les Vénitiens. C’est une voix humaine, mais elle n’a pas de nom. Souvent on le devine; jamais on ne le crie sur les toits, quelquefois le journal est discret comme la gueule de lion du conseil des dix. Cet usage prive pour longtemps un écrivain de toute espèce de notoriété. La plupart demeurent jusqu’à la fin dans ces limbes de la presse. M. David Masson en sortit au bout d’une dizaine d’années, non-seulement comme écrivain, mais comme professeur de littérature anglaise dans University-College à Londres. Aujourd’hui et depuis cette année même, le critique et le professeur de Londres remplit les mêmes fonctions à Edimbourg, dans la ville de Jeffrey, de Dugald-Stewart, de Walter Scott, dans la moderne Athènes, à qui Londres, sa puissante rivale, a donné ce nom à cause de l’architecture de ses nouveaux quartiers, mais qui l’a mérité à d’autres titres.

Une vie de Milton, avec la peinture de son temps, dont il n’a paru qu’un premier volume, un recueil d’études sur différens poètes anglais tant anciens que modernes, un cours formant une histoire complète du roman anglais depuis les origines jusqu’à l’époque actuelle, un autre cours sur les philosophes anglais depuis trente ans, tel est le respectable bagage avec lequel M. Masson se présente à nous. Cette collection, déjà importante, ne contient pas tout ce qui l’a aidé à conquérir sa réputation. Avant d’étudier en lui le critique et l’historien des poètes, des romanciers, des philosophes, nous essaierons de dégager ce qu’il y a dans son talent de traditionnel, de commun aux écrivains de son pays, et ce qu’il y a de particulier, ou du moins de propre à une génération nouvelle, en un mot de dire par où il est Écossais, par où il se sépare de l’ancienne Écosse littéraire, par où il se mêle à l’esprit national plus large qui anime la Grande-Bretagne et l’entraîne vers l’avenir.