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— Un peu de patience, lui dis-je. Après tout, la raison a fait, dans ces dernières années, quelques bonnes affaires dont elle peut justement s’applaudir. Aux deux bouts du monde civilisé, nous avons vu disparaître jusqu’aux derniers vestiges de l’esclavage, et dans les rapports des peuples entre eux le droit nouveau s’est affirmé avec quelque éclat. Ceux qui lui résistent vivent dans de perpétuelles alarmes; ils tremblent pour leur proie, ils ont un secret pressentiment qu’avant peu il faudra rendre gorge. Nous avons assisté à la résurrection d’un peuple; j’estime qu’un prochain avenir nous réserve d’autres surprises... Toutefois, je le confesse, c’est peu que ce qui s’est fait au prix de ce qui reste à faire, et quand nous comparons ce que nous avons obtenu avec ce que nous espérions, les bras nous tombent; mais l’histoire est-elle un conte de fées, et suffit-il de toucher la terre d’une baguette pour en renouveler la face? La révolution a taillé de la besogne à bien des générations. Un problème politique compliqué d’un problème social, voilà de l’ouvrage pour plus d’un jour. Et quoi qu’en disent certains jeunes premiers du journalisme, l’un ne peut se résoudre sans l’autre, et l’on ne refera l’état qu’en refaisant la société. Ce que nos pères ont rêvé, je ne sais si nos arrière-neveux le verront.

— Grand bien leur fasse! dit-il. En vérité vous nous ouvrez des perspectives fort riantes, et pour atteindre à ce résultat douteux, que de catastrophes, n’est-ce pas? que de massacres! que de convulsions! Franchement je demande à quitter la partie.

— Ah! pour cela, lui repartis-je, je ne réponds de rien. Ce que je sais, c’est que sûrement en 1966 il y aura dans l’organisation des sociétés un peu plus de raison qu’aujourd’hui; le passé m’en est garant, tout comme je suis certain que le soleil se lèvera demain, pour l’avoir vu se lever hier, avant-hier et tous les jours de ma vie. Mais comment s’accomplira ce progrès, je ne le sais pas. Soit dit entre nous, la raison suprême, qui se révèle dans l’histoire comme dans la nature, est peu scrupuleuse sur les moyens, elle poursuit avec une inexorable obstination l’accomplissement de ses plans mystérieux; malheur à qui se trouve sur son chemin! elle se soucie très peu de la félicité des particuliers; elle n’est avare ni de nos larmes, ni de notre sang ; la foudre et les tempêtes sont ses ministres, et les prières boiteuses ont beau lever des mains suppliantes, elles ne peuvent détourner ses coups. Dans les catastrophes successives du globe, que de générations d’êtres ont été sacrifiées sans pitié! Dans les révolutions des sociétés, combien d’innocens ont misérablement péri ! Ce sang crie, mais les destins sont sourds. Pour pouvoir admirer la nature et l’histoire, il faut se rendre impassible comme la raison ; alors notre pensée a la joie de se reconnaî-