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les mœurs, les institutions, et vous saurez ce qu’en tel temps, en tel lieu, l’homme pensait de l’homme. Du bonheur, de la vertu, il en eut tantôt plus, tantôt moins; mais d’âge en âge, de degré en degré, il a continuellement avancé dans la connaissance de sa nature, de ses destinées, et aux révolutions de son esprit ont répondu les métamorphoses des sociétés. Demandez-vous, je vous prie, ce que l’homme fut pour l’homme dans les antiques monarchies de l’Orient, à Athènes du temps de Périclès, en Germanie au fond des bois, à Florence sous les Médicis, en France du temps de Mirabeau, — et après cela censurez nos vices tant qu’il vous plaira; vous me montrerez peut-être dans l’histoire un temps où l’homme avait plus de respect pour la loi, je vous défie de m’en montrer un où la loi ait eu plus de respect pour l’homme.

— Je le crois bien, me dit-il. Que fut la révolution française? Une prodigieuse éruption de l’orgueil humain en démence.

— Eh oui, quel orgueil! Elle décida que l’homme était digne d’être gouverné par la raison.

— Belle sottise, dit-il, qui n’avait pas même le mérite de la nouveauté, car votre chère raison que vous aimez tant, vous vous faites fort de la retrouver partout, et l’on ne pourrait vous ôter de J’esprit que dans tous les temps elle se mêla des affaires humaines.

— Le plus souvent, repris-je, elle gardait un strict incognito, et les lois mêmes qu’elle avait dictées, elle n’osait les signer. Au moyen âge, les bourgeois émancipés auxquels on contestait leurs franchises invoquaient-ils le droit naturel? Point; ils invoquaient des chartes, des titres, et quelquefois des titres supposés. La liberté étant alors un droit seigneurial, on voyait les magistrats des cités affranchies se qualifier eux-mêmes de seigneurie. Ils en usaient comme ce praticien à qui on produisait une fausse obligation, et qui, sans s’amuser à plaider, produisit une fausse quittance... Mais la révolution a dispensé de semblables subterfuges les affranchis d’aujourd’hui. Fille de la philosophie, s’inspirant d’une notion toute nouvelle de la vie et des destinées humaines, elle a inauguré le règne officiel de la raison dans les sociétés. Elle a déclaré que ni les coutumes, ni les traditions, ni aucune autorité, ne peuvent prévaloir contre les franchises naturelles des peuples, que la pensée seule a le droit de commander à la pensée, et que la loi de l’état doit dériver des lois éternelles de l’esprit humain, de sorte qu’en lui obéissant nous ne puissions souffrir d’autre contrainte que les saintes violences de notre raison.

— Et depuis ce temps, me dit-il, tout chemine comme à miracle dans ce pauvre monde. Ce que nous voyons est singulièrement édifiant. Plus d’injustices, plus de désordres; c’est Salente, c’est l’Arcadie, c’est l’âge d’or...