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temps voués à l’ouvrage batailleur mirent en honneur les humbles travaux de la paix, des temps de superstition proclamèrent la souveraineté de l’idée, des temps grossiers raffinèrent tous les sentimens.

Et qu’a fait, je te le demande à toi qui nies la logique de l’histoire, qu’a fait l’Europe depuis que la féodalité eut succombé sous les coups de la royauté moderne? Combattue entre deux principes qu’elle ne pouvait sacrifier l’un à l’autre, elle a cherché obstinément un système de civilisation composite qui fît sa part à chacun. En cela, les lettres et les arts donnèrent l’exemple à la politique. La renaissance entreprit d’accorder la Germanie et la Grèce, le goût classique et les imaginations du moyen âge. Raphaël, l’Arioste ! que se proposèrent ces grands hommes, sinon de révéler au romantisme les secrets de l’antique beauté ? La révolution, qui ne fut pas autre chose qu’une renaissance sociale, poursuivit dans le remaniement des sociétés une combinaison analogue : témoin le code civil, glorieux essai de conciliation entre le droit coutumier et le droit romain, en les corrigeant l’un par l’autre et tous deux par la raison. Mais quelle tâche avait assumée et nous a léguée la révolution ! Elle ne doutait de rien ; elle opérait sur les réalités comme sur des abstractions, elle les maniait comme un esprit pur se joue de ses idées; rien ne lui pesait, rien ne lui résistait, elle commandait aux élémens, elle se croyait capable de repétrir l’humanité. La loi de la cité antique, remise en lumière par Rousseau, et le nouveau principe de liberté qui avait germé au moyen âge, elle voulut tout concilier, et comme ses pensées embrassaient le monde, les biens civils et politiques qui jusqu’alors avaient été l’apanage du petit nombre, elle résolut de les communiquer à tous. Athènes comptait quatre cent mille esclaves et vingt mille citoyens, et sa maxime était qu’il n’y a point de citoyens où il n’y a point d’esclaves ; au moyen âge, les puissans avaient seuls l’honneur d’être des personnes : sans privilèges, point de liberté! La révolution abolit toutes les servitudes et tous les privilèges, et, la main étendue sur l’autel de la justice, elle déclara que désormais tout homme serait un citoyen, tout homme serait une personne.

De là les formidables difficultés contre lesquelles nous nous débattons, non sans gloire. Nous ressemblons à ce statuaire dont le rêve était de trouver une matière qui eût l’éclat et le poli du marbre, et se laissât couler comme le bronze. Qui nous apprendra le secret de couler en marbre la statue de l’avenir? Fils du moyen âge, petits-fils de la Grèce et de Rome, les contradictions nous assaillent; c’est notre tourment, mais, je le répète, c’est notre gloire. L’esprit moderne a soif de la vérité complète; il a pénétré le sens des grandes harmonies de l’histoire ; les principes exclusifs