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l’univers d’égal à égal. Alors il s’intéressa à sa vie comme il n’avait jamais fait; il découvrit dans les profondeurs de sa pensée tout un pays nouveau qu’il n’avait pas eu le temps d’explorer; il s’étudia, se raconta à lui-même et aux autres, fixa par la parole ses impressions les plus fugitives; sa passion étant l’âme de son âme, il en fit aussi en quelque sorte l’âme du monde; il ne vit plus dans les choses que des symboles de sa pensée, les êtres inanimés lui servirent de témoins et de confidens, il les fit entrer dans ses joies et dans ses peines ; la source pleura avec lui, le vent répéta ses plaintes, les rochers participèrent à ses secrets, les étoiles l’entretinrent avec mystère, il remplit de sa chimère et de sa folie les abîmes du ciel ; puis, trouvant partout des bornes et le monde lui semblant trop petit, il en inventa un autre, monde de lumière et d’harmonie qu’il peupla de ses imaginations, après lequel il soupira, et, comme autrefois sur les bords du Gange, la parole humaine exprima les tourmens d’un être condamné à vivre et qui se sent fait pour autre chose. A la poésie classique il appartenait de chanter ces passions générales que peut avouer la raison. Une nouvelle poésie se chargea de dire toutes les sensations d’un cœur en proie aux songes et de noter toute la musique des désirs et des rêves.

Vraiment, si Virgile revenait au monde, que comprendrait-il aux canzone de Pétrarque, aux romans de la Table-Ronde? Qu’est-ce donc que ce rêveur qui voit l’infini dans le sourire d’une femme? Et ce chevalier qui tantôt respirait les fureurs de la guerre, il vient d’apercevoir sur la neige trois gouttes de sang tombées de la blessure d’un oiseau; son bras retombe; oubliant tout, changé en statue, il se plonge dans une extase qui n’a ni fond ni rive. A quoi pense-t-il?... Folle comme un rêve, voilà la poésie du moyen âge. C’est Ophélia, les cheveux en désordre, assise au pied d’un saule, au bord de ce ruisseau où Tristan se plaisait à laisser descendre au fil de l’eau des copeaux et ses pensées. Sa tête est couronnée de fantasques guirlandes; la renoncule s’y mêle à l’ortie, les pâquerettes aux orchis, et dans le funèbre bouquet qu’elle tient à la main je vois la fleur du souvenir mariée à la colombine, symbole du délaissement, et à cette herbe de grâce qui signifie chagrin. De ces fleurs réunies se dégage un enivrant parfum que nous avons tous respiré. Classiques ou romantiques, toutes les poésies nous sont bonnes, ce sont des airs que toute âme se chante à elle-même selon que le vent souffle de l’est ou de l’ouest.

Ainsi, Paul, il se trouve que, pour confondre nos idées et comme pour démontrer ce grand mystère de contradiction qui est le fond des choses, des temps d’oppression inventèrent la liberté, des