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publique était la source de tout honneur, de toute dignité. Discuter les affaires de l’état était la seule occupation libérale. Aristote et Platon ne réputaient vrai citoyen que l’homme de loisir qui, ne faisant œuvre de ses doigts, se dévouait tout entier aux intérêts de la cité, et votait, élisait, délibérait, laissant aux gens de rien et aux esclaves le soin de travailler le fer et de tisser la laine. De là les superbes mépris qu’affectait la politique pour les arts mécaniques, pour les professions industrielles. D’un côté, le citoyen, l’homme qui pense, parle et agit, — de l’autre, le travailleur, l’homme de métier, — cela faisait deux races, l’une esclave de fait ou digne de l’être, l’autre née pour commander.

Qui a réhabilité la main-d’œuvre? Le moyen âge. Dans l’abaissement de la cité, ce que le citoyen perdit, l’homme le gagna; la tribune n’effaçant plus le foyer et l’atelier, la vie privée profita en quelque sorte de sa dépouille, grandit en importance, en dignité; le travail s’ennoblit. Ce fut lui désormais qui groupa les particuliers; unis par des intérêts communs, tous ceux qui exerçaient le même métier s’assemblèrent et s’associèrent; la corporation dont ils étaient membres leur rendait une patrie, ils lui engageaient leur foi, ils étaient jaloux de son honneur, ils confondaient leur fortune avec la sienne, et joignaient à l’amour du profit cet esprit de corps où il entre toujours un peu de vertu. Bientôt le travail réhabilité releva la cité de son abaissement, la reconstitua sur un nouveau principe. Autres avaient été Rome et Sparte, autres furent les républiques du moyen âge. L’importance de la société civile y prima celle de l’état. A Florence, vingt et une corporations, celle des drapiers en tête, se partagèrent la souveraineté, leurs compétitions furent l’âme et le ressort de toute la vie publique, et la constitution porta pour ainsi dire la marque des métiers. Le moyen âge, qui fut l’âge héroïque du commerce, délivra des lettres de noblesse à l’industrie. Les premières familles de Florence durent leur grandeur au travail. Les Pazzi, les Capponi, les Buondelmonti, les Corsini fabriquaient et exportaient des draps. On vit alors ce qui ne s’était jamais vu, des marchands devenir des gonfaloniers sans déserter leur comptoir, et employer leurs loisirs à lire Platon, à fonder des bibliothèques, à protéger les arts. Quand Venise voulut ajouter l’industrie à son commerce, elle fit venir dans ses murs vingt des principaux fabricans de soieries de Lucques. On leur accorda le droit de cité; quelques-uns furent inscrits sur le livre d’or... Et l’on ose parler de dix siècles perdus pour l’histoire du genre humain!

Autre conséquence. La cité antique avait un caractère auguste et presque sacré qui imprimait aux esprits une sorte de vénération