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portait tous les phénomènes à des volontés particulières insondables à la raison. C’est à peine si quelques esprits d’élite s’affranchissaient de l’universelle superstition; il fallait avoir du génie pour avoir du bon sens. Quand Périclès raillait son pilote sur les folles terreurs que lui inspirait une éclipse, quand Anaxagore disséquait la tête d’un bélier unicorne, et démontrait qu’à l’atrophie d’un lobe du cerveau répondait l’hypertrophie de l’autre, et qu’ainsi les monstres mêmes rendent témoignage à la permanence des lois de la nature, la foule regardait de travers ces grands hommes, elle traitait leur sagesse d’impie témérité. Pour elle, au ciel et sur la terre, tout était présage, pronostic, décret ou avertissement des dieux; sa folie, faisant délirer la nature, lisait l’avenir dans la queue enflammée d’une comète. Quelle révolution s’est opérée dans les esprits! La foi des Périclès et des Anaxagore a fini par s’imposer au commun des hommes, et ce n’est pas une petite gloire pour notre siècle qu’aujourd’hui, dans d’immenses cités, on voie le menu populaire admettre comme les savans que la nature se gouverne par des lois, ce qui, soit dit en passant, ne laisse pas d’être gênant pour tous les prêcheurs de miracles. Je suis bien trompé, Paul, ou, dépossédée d’une de ses provinces, la doctrine du bon plaisir est en chemin de perdre l’autre; plus on étudiera l’histoire, plus on se convaincra que la raison y règne aussi souverainement que dans la nature, — et si les sciences physiques ont pour premier principe que, d’un bout de l’univers à l’autre, pas un atome ne périt, les sciences historiques démontreront chaque jour avec plus d’évidence que dans le monde des idées rien ne se perd non plus et que le mort y saisit le vif. L’idée est indéfectible comme la matière, — voilà le fondement de la science.

De prime abord, j’en conviens, le moyen âge est embarrassant pour qui veut croire au progrès. Oui, le moyen âge est le grand rémora de la philosophie, le scandale du Juif, la folie du Grec. Les vices du système féodal sautent aux yeux, il n’est pas besoin d’une grande clairvoyance pour les signaler. Tant de désordres, de luttes incessantes, de honteuses superstitions... Cependant regardez de plus près : ce qui couvait sous cette barbarie a renouvelé le genre humain, — et dépouillez la société moderne des sentimens et des idées qu’elle en a hérités, vous la mutilerez cruellement. L’Europe deviendrait une Chine, moins les magots et la muraille.

L’antiquité grecque et romaine voyait tout dans la cité; elle enfermait entre quatre murailles les pensées et les affections de l’homme; les philosophes seuls, se dressant sur la pointe du pied, réussissaient à apercevoir l’horizon. La famille, les coutumes domestiques, l’éducation, les mœurs étaient des dépendances de la