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REVUE DES DEUX MONDES.

Moi heureux ? Pourquoi ? De quoi ? Comment cela pouvait-il être ? Étais-je donc un cœur glacé, un stupide égoïste ? Non ; je ne crois pas. Je ne me faisais pas d’illusions sur la difficulté de vivre encore, car, quelque chose qui pût m’arriver, une existence nouvelle quelconque allait me créer de nouveaux devoirs. Je ne possédais absolument rien, et, ne fût-ce que le devoir de travailler, il allait falloir m’y soumettre le lendemain, peut-être le jour même. Tout homme nouveau que j’allais rencontrer et à qui j’aurais affaire serait un étranger pour moi, et il allait falloir établir un lien moral entre cet homme et moi ; ce serait une lutte, quel que fût cet homme. Il y avait vingt chances contre une que j’inspirerais la méfiance d’abord, comme tout homme sans appui et sans ressources qui demande du travail.

Rien de tout cela ne me causait le moindre effroi, j’avais la force et la volonté de travailler, je savais travailler. J’étais certain de me rendre utile et de forcer les autres à m’être utiles par conséquent. N’eussé-je pas eu la force d’assurer ma vie, rien n’était si simple que de me coucher dans un fossé et d’y mourir en paix, si aucun passant de bon cœur ne m’eût relevé. Ma situation morale et sociale offrait cet avantage que la mort ne pouvait pas être un malheur pour moi. De quoi donc pouvais-je me réjouir en sentant rentrer en moi la force d’être encore moi, tant qu’il plairait à Dieu que je fusse un habitant de ce monde ?

Je vais essayer de vous le dire : je n’étais pas mécontent de moi. J’avais sans doute manqué de prévoyance, de pénétration, de charme suffisant pour convaincre, de science morale et intellectuelle pour guérir ; mais, n’étant pas orgueilleux et ne voyant en moi qu’un homme ordinaire, je pouvais me rendre ce témoignage que j’avais tiré de mon propre fonds tout ce qu’il m’était possible de consacrer au vrai et au bien. J’avais commis des fautes de jugement, jamais mon cœur ne s’était égaré, et tout ce qui constitue l’être moral avait fait ce qu’il avait pu faire de mieux, aucune passion mauvaise n’avait terni la conscience.

La conscience, mes enfans ! s’écria le vieux Sylvestre en achevant son récit et en se levant avec la vigueur d’un jeune homme malgré ses soixante-quinze ans ; la bonne conscience est ce quelque chose de vrai et de lucide, ce pur talisman, ce classique miroir de l’âme qui fait paraître les choses telles qu’elles sont : la nature belle, l’homme perfectible, la vie toujours acceptable, et la mort souriante.

George Sand.


Palaiseau, 15 mai 1866.