Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/831

Cette page n’a pas encore été corrigée
827
LE DERNIER AMOUR.

craint d’avoir à partager avec moi la jouissance, il s’effraya de sa richesse mal acquise et songea à m’offrir une pension. Cette dernière lâcheté lui vint à l’esprit. Morgani savait trop quelle serait ma réponse pour se charger de la commission, il lui refusa dédaigneusement de m’en parler.

Dès que je sus Tonino en possession de la fortune des Morgeron, j’embrassai le docteur et je partis en secret. J’étais aimé dans le pays, et je ne voulais pas de scènes d’adieux, je ne voulais pas qu’on plaignît ma pauvreté, qu’on admirât mon désintéressement, qu’on me rendît compte des faits et gestes du nouvel héritier, et qu’on crût m’être agréable en le dénigrant. À certaines tristesses il faut la solitude, à certaines fiertés le silence. Je m’en allai par le glacier, après avoir pris quelques momens de repos aux chalets Zemmi. Le soleil était chaud, mais j’évitai l’ombre du rocher de la Quille. Il y avait là pour moi un souvenir empoisonné. Je regardai le ciel, les cimes, les aigles qui planaient, les bois de la région inférieure qui me cachaient la maison et l’île, la prairie mollement ondulée sous mes pieds, et au loin les massifs superposés des Alpes italiennes. Tout cela était beau et grand. La nature était innocente de mes maux. Je n’avais reçu d’elle que des sourires, des enseignemens et des forces. Je n’avais plus un seul ami sur la terre, car, moi aussi, j’étais mort pour tous ceux avec qui je venais d’être doux, humain et juste pendant cinq ans.

Ne devant et ne voulant jamais les revoir, jamais leur donner signe de vie, jamais rien savoir de ce qui se passerait sur ce coin de terre où j’avais compté finir mes jours, j’allais être un peu regretté et vite oublié. On ne s’occupe guère de ceux qui ont du courage et qui ne veulent pas qu’on les plaigne. Donc je me retrouvais après cinq ans aussi seul, aussi inconnu, aussi livré à moi-même que le jour où j’avais dormi à l’auberge du Simplon et rencontré le pauvre Jean.

Tous mes liens alors étaient brisés dans la vie et dans la société. Ils l’étaient de nouveau et plus encore. Tout pour moi était le passé, rien n’était l’avenir. Il est peut-être impossible de se figurer une existence plus amère, une situation plus alarmante.

Eh bien ! je repris mon paquet et mon bâton ferré, je marchai sur la glace, et puis sur le gazon des sentiers, et puis sur la poussière des routes. Je marchai jusqu’au soir, et, le soir venu, je dormis sans rêver. Et le jour suivant je vis lever le soleil éblouissant dans un site sublime ; alors je ne sais quelle vigueur morale et physique rentra dans tout mon être. Je retrouvai cet élan de joie mystérieuse qui m’avait surpris le jour de la découverte de mon malheur. Je me sentis heureux d’exister, heureux d’avoir à recommencer à vivre, heureux même d’avoir déjà vécu.