Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/822

Cette page n’a pas encore été corrigée
818
REVUE DES DEUX MONDES.

même. Quand elle vit que, malgré ses prévisions, rien de nos malheurs domestiques n’était ébruité, elle travailla à paraître heureuse et me sut gré de la déférence de mon attitude vis-à-vis d’elle ; mais le mal était trop profond pour être guéri par le traitement normal que dictait la logique naturelle. L’ennui s’empara de Félicie, et le besoin d’échapper à cette souffrance intolérable pour elle se fit sentir avec violence. Elle se reprit de folle passion pour moi, et m’imposa le supplice de lutter contre ses reproches, ses injures et ses pleurs.

Ma vie devint un enfer, et par momens je sentis ma raison se troubler ; mais je vainquis l’enfer et ses larves. Je me mis à travailler sérieusement, à m’instruire pour mon propre bien, à élever mon caractère par la saine nourriture de l’esprit. Je ne cessai pas pour cela de veiller sur ma malheureuse compagne ; je la soignais comme un malade, assidûment, consciencieusement, et avec une alternative d’indulgence et de sévérité, selon que je voyais l’opportunité d’une méthode ou de l’autre. Elle avait quelquefois besoin d’être grondée comme un enfant pour être empêchée de s’exaspérer. D’autres fuis il fallait laisser passer la crise. Ces palliatifs gagnaient du temps. J’espérais toujours que le temps, c’est-à-dire l’âge, amènerait le calme. Un an se passa ainsi.

Un jour, elle me parut distraite et sombre ; le lendemain et le surlendemain, elle le fut davantage. Elle se portait cependant aussi bien que possible. Je lui proposai une excursion pour la distraire, et contre mon attente elle accepta sans discuter. Nous partîmes en carriole avec un seul domestique qui conduisait un bon cheval. Nous descendîmes le versant des Alpes italiennes. Elle continua d’être morne et absorbée, mais elle fut très douce, et après trois jours de promenade sans fatigue et sans émotion elle revint chez elle sans plaisir et sans chagrin apparens. Elle se coucha de bonne heure en rentrant, et rien ne put me mettre sur mes gardes. Je me couchai aussi dans la chambre au-dessus de la sienne. La maison, haute et étroite, n’était pas distribuée de manière que nos appartemens fussent contigus.

Il y avait si longtemps que son humeur emportée et fantasque ne m’avait laissé de répit, que je dormis profondément cette nuit-là.

Le matin, comme le premier rayon du soleil frappait sur mes rideaux, je me levai suivant ma coutume. Félicie était ordinairement plus matinale que moi, elle était debout dès la pointe du jour. Je fus surpris, en descendant, de ne pas l’entendre remuer ; j’approchai l’oreille de sa serrure. J’entendis sa respiration plus égale et plus forte que de coutume. C’était le signe d’un bon sommeil.