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que la stupeur m’empêcha d’insister pour savoir ce qui se passait en elle.

Au bout d’un instant, craignant qu’elle ne fût malade, j’allai frapper à la porte de sa chambre ; elle était enfermée. — Laissez-moi reposer, dit-elle, je n’ai rien, j’ai sommeil. Quel mal y voyez-vous ?

Ainsi elle repoussait mon amitié en reconnaissant qu’elle ne possédait plus mon amour. Je devais m’attendre à cela chez un caractère aussi tendu, et j’en fus néanmoins très surpris. Je croyais mériter plus d’égards, sinon de reconnaissance. La haine allait-elle naître dans ce cœur tumultueux qui ne savait pas s’attendrir et se fondre ?

Je montai à mon appartement, dont je laissai les portes ouvertes, afin de pouvoir lui porter secours, si ce dépit aboutissait à une crise de chagrin ou de souffrance quelconque. J’ouvris, comme toujours, beaucoup de livres sur ma table, afin d’avoir l’air occcupé et paisible, si on venait me surprendre. C’était un rôle arrangé depuis trois mois, car je ne travaillais pas, cela m’eût été impossible. Je passais les heures de ma veillée et une grande partie de mes nuits à méditer douloureusement sur la veille et sur le lendemain.

J’étais donc très attentif à ce qui se passait dans la maison. J’entendis les servantes fermer les portes d’en bas et se retirer dans leurs chambres. Félicie marcha un peu chez elle, et le silence se fit. Chez les gens nerveux et chez presque toutes les femmes, la fatigue se manifeste par l’excitation. Sans doute Félicie avait reçu une vive commotion intérieure en me voyant pleurer. Elle avait dû pleurer aussi ; elle était brisée. Après une bonne nuit de sommeil, car il semblait qu’elle dormît, elle serait plus douce, plus vraie, et s’il fallait en venir à une explication, je la trouverais mieux disposée à me rendre justice.

Dans cet espoir un peu vague, brisé moi-même et n’ayant plus la force de commenter l’attitude iniquement absurde qu’elle semblait vouloir prendre, je m’assoupis, les coudes sur ma table. Je ne voulais pas me coucher sans m’être assuré par une attente raisonnable que je pouvais dormir sans crainte.

Vers minuit, je fus rappelé à moi-même par le son du violon. Félicie jouait l’air qu’elle m’avait chanté le matin. Elle le commença avec la pureté et la largeur qui caractérisaient son jeu remarquable. Puis tout à coup elle dénatura la mélodie, et, attaquant avec âpreté je ne sais quelle autre idée, elle s’égara dans une suite de divagations pénibles. Elle semblait par momens vouloir en vain se rappeler le motif retrouvé dans la journée, en d’autres momens