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LE DERNIER AMOUR.

donneriez la moitié ou les deux tiers de votre fortune, vous auriez encore de l’aisance, et je ne vois pas pourquoi vous regretteriez, d’enrichir le seul parent qui vous reste.

— Sylvestre, vous êtes fou ! s’écria Feliciehors d’elle-même. Vous méprisez l’argent jusqu’à la folie ! Vous croyez donc que je dois quelque chose à Tonino, quand c’est lui qui me doit tout ? Qu’est-ce que c’est que cette idée-là, de me placer à jamais dans la dépendance d’un ambitieux résolu à me dépouiller ? Où sont les droits de Tonino sur mon existence, sur les fruits de mon travail et du vôtre, sans parler de celui de mon frère, qui devrait nous être sacré ?

— Vous garderez l’île Morgeron votre vie ou du moins ma vie durant, je vous le promets ; mais le reste est superflu pour nos besoins. Nous n’avons ni ambition, ni postérité, ni goûts de luxe, ni infirmités. Nous pourrions vivre de très peu, je vous assure.

— Vous avez l’air de vous moquer. Pourquoi donc cette tendresse soudaine, cette tolérance sans bornes pour Tonino, que vous n’aimiez guère il y a quelques jours ?

— J’ai réfléchi, vous dis-je ; j’ai pris pitié de lui en voyant que vous ne l’aimiez plus vous-même.

— Vous avez vu clair ! Dieu m’est témoin que je ne l’aime pas !

— Eh bien ! que vous ayez tort ou raison, je l’ignore ; mais vous l’avez beaucoup aimé dans son enfance, vous l’avez habitué à compter sur vous. Il n’a compris le travail qu’avec votre aide, l’avenir qu’avec votre garantie. Il n’était pas né stoïque, votre tendresse l’a empêché de devenir homme. Vous pensez qu’il ne la mérite plus, soit ! mais il est trop tard pour que vous lui en retiriez les témoignages et les effets. Pour lui, ces effets et ces témoignages s’appellent argent. Vous êtes forcée de lui donner de l’argent…

— Et si je ne lui en donne pas ?

— Il se plaindra de vous, Félicie… Il dira qu’en d’autres temps vous avez été meilleure pour lui, et comme il va demeurer loin, je ne pourrai pas l’empêcher de vous maudire et de vous accuser à mon insu.

— Ainsi, pour avoir été envers lui une bonne et tendre mère, il faut que toute mon existence lui appartienne ?

— Réfléchissez…

Ce mot fit tomber l’audace ingénue de sa défense. Elle douta de ma simplicité, elle eut un frisson, et, profondément humiliée de sa situation, elle alla ouvrir la fenêtre pour respirer.

— Que voulez-vous ? repris-je, un peu cruel dans ma patience ; il faut savoir payer ses plaisirs en ce monde !

— Ses plaisirs ! s’écria-t-elle effarée.

— Les plaisirs purs comme les plaisirs impurs, tout se paie. Ç’a