Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/792

Cette page n’a pas encore été corrigée
788
REVUE DES DEUX MONDES.

souciait plus, auquel il ne croyait pas. S’il avait en lui quelque instinct de grandeur, c’était son désintéressement de la vie. Impropre à la lutte, il n’acceptait pas le devoir ; mais il se faisait justice, et la morale du livre eût pu être celle-ci : — puisque tu ne sais pas vouloir, tu n’as pas le droit de vivre. On a voulu l’aire de ce roman me thèse pour ou contre le mariage. Je crois que l’on s’est beaucoup trompé. L’auteur ne s’élevait pas si haut et n’en cherchait pas si long. Il était jeune, et il appartenait à une littérature qui n’avait pas encore vieilli.

J’ai dit que mes instincts de jeunesse avaient répondu à ceux de Jacques. Plus tard, ils avaient été ravivés par le dénoûment d’un très beau drame d’Alexandre Dumas, le Comte Hermann, un Jacques plus vivant, plus instructif et plus audacieux que celui de Mme Sand, car il s’immolait par pur héroïsme, sans avoir ressenti d’avance le dégoût de la vie. En somme, ces martyrs volontaires de l’amour trahi n’étaient pas fous. Tout cœur généreux déçu dans sa foi éprouve immédiatement la soif de mourir.

À l’époque que je vous raconte, ces fictions littéraires eussent pu trouver encore en moi un écho de sentiment. J’avais été romantique comme tout le monde, j’étais, je suis resté romanesque ; la raison de l’âge mûr n’avait pas plus émoussé ma sensibilité que ne l’a fait depuis le poids de la vieillesse. Il est donc certain que, si j’eusse écouté la voix qui sanglotait au fond de mon cœur et celle qui murmurait des imprécations dans mes rêves, j’aurais monté à la prairie de la Quille, et j’aurais cherché dans le glacier voisin la mort ignorée que me souhaitait mon rival, et qu’eût acceptée ma femme.

Mais j’étais devenu un homme. La lâcheté ou plutôt l’inutilité du suicide m’était apparue, en même temps que la notion du devoir s’était agrandie et formulée. Je sortis vainqueur de la tentation qui me guettait dans le trouble du sommeil. Éveillé et lucide, je ne m’y arrêtais même pas un instant.

Un autre personnage de l’auteur de Jacques eût pu venir, plus tard ou plus tôt, m’influencer quelque peu. Valvèdre ne recommence pas Jacques. L’infidélité de sa femme rend la vie à son cœur. Il couve et garde un autre amour. La question du divorce est soulevée. Les personnages appartiennent à cette législation et peuvent en profiter. L’époux trahi ne croit pas devoir rompre des liens qui établissent sa protection sur sa femme. Il l’assiste à sa dernière heure, il ne se remarie que quand il peut donner une autre mère à ses enfans. L’adultère cette fois a puni et tué l’épouse. L’époux a triomphé de la colère et de la douleur.

Ma situation n’était point la même, tant s’en faut. Tant qu’elle