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LE DERNIER AMOUR.

pouvoir douter, deux esclaves de l’instinct, deux victimes de leur organisation excessive ou défectueuse, ils n’en étaient pas moins deux êtres intelligens qu’une meilleure éducation et un milieu plus propice eussent pu aiïranchir de la servitude de leurs appétits. En méprisant jusqu’au dégoût la fantaisie maladive qui leur avait fait méconnaître le bonheur conjugal pour se jeter dans les bras adultères l’un de l’autre, j’étais obligé de me rappeler que j’avais devant les yeux un homme qui eût pu, avec l’aide d’une autre destinée sociale, devenir un très honnête homme, une femme qui, dès l’enfance, préservée par l’amour paternel des dangers de l’isolement, eût pu rester pure et ne pas subir, le reste de sa vie, la fatalité morale et physique d’une première faute. La liberté morale subsiste ; mais elle peut être étouffée chez l’individu par l’absence de secours intellectuels, par la contagion despotique du mal.

Devant ce problème, je n’avais pas à examiner la question suprême du mariage et à me demander si l’indissolubilité qui le frappe était praticable pour le sentiment. Il redevenait une question de fait, d’ordre public. L’adultère caché échappait au contrôle du législateur. L’époux redevenait juge dans sa propre cause. Je me voyais investi d’un droit terrible ; mais tout droit est corrélatif d’un devoir. Je cherchai à bien définir et à bien connaître mon devoir.

Nous marchons tous, et quelques-uns de nous très vite. J’avais dépassé mon demi-siècle. Le temps n’était plus où je me plaisais à la lecture d’un roman intitulé Jacques, qui a fait quelque bruit et qui m’a ému dans ma jeunesse. C’était une œuvre de pur sentiment que l’auteur a refaite plusieurs fois sous d’autres titres, et avec des réflexions, on pourrait dire des acquisitions nouvelles qui ont dérouté les critiques inattentifs. J’avais assez bien compris l’ensemble de son œuvre et suivi la marche de ses idées. Donc l’opinion de Mme Sand, ou pour mieux dire ses aperçus et ses recherches n’étaient pas sans importance pour moi. Mes instincts se rapportaient assez aux siens, et j’avais lu et commenté Jacques comme tout mari tant soit peu littéraire l’a lu et commenté en son temps.

C’était une époque encore agitée par l’irruption des vues passionnées du romantisme, l’époque provenant des René, des Lara, des Werther, des Oberman, des Childe Harold, des Rolla, types des meurtris, des désespérés ou des fatigués de la vie. Jacques était un petit bâtard de cette grande famille de désillusionnés qui avaient eu leur raison d’être, historique et sociale. Il entrait dans le roman, déjà pâli par les déceptions ; il croyait pouvoir revivre à l’amour et il ne revivait pas. Il était l’Oberman du mariage, ou plutôt le mariage n’était pour lui que la goutte de fiel qui fait déborder la coupe. Il se tuait pour laisser aux autres un bonheur dont il ne se