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Une des conditions de son triomphe et de son règne est de blaser ceux qui lui font la part trop large, et de diminuer par conséquent ses effets à mesure qu’elle les produit. Rien de plus contradictoire en apparence, et au fond de plus logique. De quoi se composent la plupart des émotions dramatiques et romanesques? De ce que j’appellerais volontiers les apparitions de la réalité. On vit dans un milieu paisible, dans une moyenne d’idées et de sentimens tempérés. On voit sur la scène ou dans un livre des personnages passant par ces alternatives d’agitation et de calme, de bons et de mauvais mouvemens qui sont le fond de la vie humaine. On aime, on espère, on rêve, on tremble ou on se rassure avec eux. Soudain la réalité apparaît; elle frappe un grand coup, elle les précipite vers la zone torride des passions et des aventures. Ce ressaut nous émeut, et cette émotion est déjà le succès; mais si les apparitions de la réalité deviennent permanentes, si on vit de plain-pied avec elle, on se familiarise à la longue, et bientôt on lui demande plus qu’elle ne peut donner; car enfin elle a beau vouloir tout dire et tout faire, il y a toujours un point où elle est forcée de s’arrêter et où les imaginations qu’elle a mises en goût voudraient aller plus loin. — Ce n’est pas tout : l’auteur, ou mieux encore le personnage auquel l’auteur cède la parole, s’étonne et s’indigne des énormités qu’il raconte, et il y met d’autant plus de véhémence qu’il est plus intéressé dans le récit. Eh bien! il n’est pas toujours sûr de nous faire partager son indignation et sa surprise: pourquoi? Parce qu’il a tout ajusté pour que nous trouvions parfaitement simple ce qui devrait nous paraître monstrueux. Voyez l’héroïne de M. Dumas! Lorsque tout se découvre, lorsque Constantin Ritz dit à son ami Pierre Clemenceau : « Tu as affaire à un monstre, je t’en préviens, » — on serait presque tenté de lui répondre: Non! ce phénomène est normal, cette monstruosité est naturelle. Ce n’est point Iza qui est un monstre d’astuce et de lubricité, c’est Pierre qui est un prodige de crédulité et d’inconséquence; — et aussitôt des noms, des souvenirs, des exemples obsèdent notre mémoire et se chuchotent à l’oreille. Cette femme qui pose pour les statues de son mari, cette femme pour qui la pudeur n’existe qu’à l’état de convention mondaine et que les lauriers de Phryné empêchent de dormir, cette femme à qui le bien-être ne suffit pas, qui veut le luxe et le luxe effréné, nous les connaissons ou nous croyons les connaître, et peut-être le litre de monstre nous semble-t-il un peu fort pour ces belles païennes du XIXe siècle. On rappelle un détail, on cite une anecdote, et l’on arrive à enchérir sur l’histoire ou la légende, émulation fâcheuse qui établit entre l’auteur et le lecteur une sorte de complicité morale, et qui, aggravée par la production incessante du roman moderne, le condamne à des redoublemens de hardiesse! De plus fort en plus fort, tel est le dernier mot de la réalité en littérature, comme de la curiosité littéraire.

Si nous voulions opposer ces argumens à M. Dumas fils, nous aurions à