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cela est si vrai que d’une part on voit pulluler des récits qui ne sont plus que des causes célèbres transportées des archives du palais de justice dans le feuilleton d’un journal, et que de l’autre il n’est pas rare de rencontrer des héros de cour d’assises qui attribuent à leurs lectures l’inspiration de leur crime. Aujourd’hui ce n’est plus la patricienne qui, en se laissant aimer et séduire, entre en contact avec des mœurs équivoques et prend rang parmi les pécheresses tout en gardant son auréole et son attitude de grande dame; c’est la pécheresse, la courtisane, la femme entretenue, dans ses variétés innombrables, qui prend droit de bourgeoisie dans le roman et au théâtre, de même qu’elle usurpe dans le monde une place considérable. Tout est désormais à l’unisson, le tableau et le cadre, la figure et les accessoires, la personne et l’entourage, la plante vénéneuse et la température. Le roman n’a plus à se déplacer pour aller trouver la réalité; il est chez lui quand il est chez elle, et réciproquement. Il n’a pas à faire passer ses héroïnes d’une latitude à l’autre pour les déshabituer de l’ordre moral et les acclimater au vice. L’acclimatation se fait sur les lieux mêmes, sans frais de voyage; que dis-je? c’est le lecteur arriéré qui est obligé de s’accoutumer à cet air vicié où le mal pousse naturellement comme poussent les champignons dans les terrains humides. Le pêle-mêle est complet, et je n’en voudrais pour preuve que ce caractère si vrai, mais si durement réel, d’Iza Dobronowska.

Iza peut avoir du sang noble dans les veines, sa mère peut rêver pour elle un mariage princier; en fait, Iza est le type ou un type de cette dépravation innée, originelle, inconsciente, a priori, qui précède même la faute, qui préexiste en dehors de la chute. Prédestinée à l’ignominie, le plein développement et les conséquences absolues de son organisation vicieuse ne sont qu’affaire de temps et de hasard. Elle tombera, elle descendra tous les échelons du désordre et de l’opprobre, sans qu’il y ait à constater cette progression du bien au mal que marquaient dans l’ancien roman ces trois phases : la paix, la guerre, la défaite. En entrant dans cette voie de mensonge et d’impudeur, de roueries et d’amours vénales, elle ne fait qu’obéir aux lois de sa nature : elle est déjà courtisane avant d’être coupable; elle est dans les bras de son aveugle mari ce qu’elle sera pour le vingtième amant que choisira sa curiosité, sa cupidité ou son caprice. Évidemment M, Dumas, lorsqu’il a abordé ce personnage, lorsqu’il a peint in anima vili le contraste de cette âme ignoble sous cette splendide enveloppe, a voulu compléter cette série d’études de femmes qu’il avait commencées au théâtre et dont la réalité a eu tant de prise sur le public; il a passé du théâtre au roman, parce que les immunités du livre lui permettaient de risquer davantage, d’appuyer plus fort, de donner plus de relief aux nerfs et aux chairs. Il a réussi, et ce n’est pas pour chicaner son succès que nous essayons de juger son ouvrage; toutefois voici comment la réalité peut retirer d’une main ce qu’elle donne de l’autre.