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deurs d’une sortie de bal, sur le pavé humide, à travers les frissons d’une pâle matinée d’hiver; puis des visites dans un pauvre appartement du quai de l’École, escalier sombre et branlant, rampe visqueuse, tentures fanées, papier en lambeaux, meubles fêlés, tout cet inventaire de détresse prétentieuse et froide auprès duquel la joyeuse misère et les fraîches mansardes des héros de Mürger ressemblent à un paradis. Il n’y a pas dans ce chapitre un coup de crayon qui soit donné au hasard : tout est vrai, vivant, parlant, et quand M. Dumas se prend ainsi corps à corps avec la réalité, on dirait deux athlètes d’égale force. Une objection pourtant se présente : les héros de roman jetés dans le vieux moule pouvaient être confians et crédules; l’illusion et la confiance naissaient d’elles-mêmes dans cette température factice créée tout exprès pour faire aimer et croire. La réalité ne peut pas avoir de ces complaisances; sa première condition est de voir clair dans ce qu’elle regarde et ce qu’elle montre. Chacun de ces détails si exactement photographiés devrait servir d’avertissement à Pierre Clemenceau et l’engager à se méfier également de la mère et de la fille. L’une, fausse grande dame, vivant d’expédiens et de mensonges, sera fatalement amenée à spéculer sur la précoce beauté d’Iza; l’autre, vouée dès le berceau à l’intrigue et à l’aventure, élevée dans cette malsaine atmosphère, façonnée d’avance à toutes les fourberies féminines, ne peut être gouvernée que par ses appétits et ses instincts, sans un atome de sens moral. Dira-t-on que Pierre Clemenceau, tel que l’auteur l’a conçu, chaste, robuste et passionné, avec un cœur et des sens tout neufs, résolu à se conserver pur pour l’amour et le mariage, était particulièrement exposé à ce genre d’entraînement? L’excuse est spécieuse, elle est insuffisante. Pierre est un Grandisson d’atelier; il s’est refusé aux séductions vulgaires, mais il n’ignore rien de la vie, et ses camarades, à commencer par Constantin Ritz, le fils du sculpteur, ont pris soin de compléter son éducation. Là, M. Dumas a été dominé par son sujet, tyrannisé par cette réalité dont il a fait depuis longtemps sa muse. Il lui fallait un artiste pour que la spécialité de dépravation qu’il voulait peindre pût apparaître dans tout son jour, pour que la forme, la matière, la beauté voluptueuse et plastique, jouassent le premier rôle dans les diverses péripéties de ce drame qui commence par un bain et finit dans le sang. Il doit pourtant reconnaître que l’aveuglement volontaire de ce singulier accuse, qui ne peut accuser que lui-même, serait bien plus explicable, s’il s’agissait d’un fils de famille élevé à l’antique dans quelque province arriérée, soumis chez ses parens à une sévère discipline et jeté tout à coup sur le pavé de Paris avec toutes les passions et toutes les illusions de ses vingt ans. Celui-là seul pourrait prendre au sérieux les hâbleries de la comtesse Dobronowska et les fausses naïvetés de sa fille. M. Emile Augier, dans le Mariage d’Olympe, avait bien saisi cette nuance.

On voit d’ici le roman, ou plutôt le duel qui se livre entre ces deux na-