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ont marqué leurs traces sur cette rugueuse écorce dont les écailles énormes et les profondes fissures cachent un monde de larves, d’insectes, de lichens et de mousses microscopiques. De larges cicatrices, d’énormes protubérances témoignent d’anciennes blessures faites à ce tronc impassible d’où la vie semble s’être retirée à jamais. Et cependant combien vivante elle se montre encore, cette écorce épaisse et grise, alors qu’une entaille ou qu’une déchirure, traversant les écailles supérieures, pénètre jusqu’aux tissus qu’elle recouvre comme d’une cuirasse! Une sève réparatrice afflue aussitôt sur la blessure, les cellules se multiplient, d’énormes bourrelets convergens travaillent à cicatriser la plaie; une surexcitation anormale se manifeste dans ces tissus désorganisés par la lésion, et l’hypertrophie, exactement comme dans une blessure faite au corps d’un animal, vient accumuler des matières supplémentaires dont l’abondance semble vouloir protester contre toute tentative de destruction et de mort. Il y a sur une place de la Teste trois rangées de platanes, formant triangle, qu’entoure une grosse et longue chaîne de fer. Cette chaîne, d’abord tendue à une certaine distance des troncs, a été rejointe par ceux-ci, qui, ne pouvant repousser l’obstacle, se le sont comme assimilé en l’absorbant. Un double bourrelet s’est formé à chaque arbre, au-dessus et au-dessous de la chaîne, la plaie s’est faite entaille, l’entaille s’est cicatrisée en rapprochant ses bords, et maintenant l’on voit des troncs de quelques-uns de ces platanes sortir de part et d’autre la chaîne, qui, entièrement recouverte par l’écorce, semble faire partie du végétal lui-même. On raconte aussi que sur l’une des côtes de la Provence se trouve un gigantesque pin d’Italie qui reçut il y a près d’un siècle un boulet d’une frégate anglaise; depuis longtemps la cicatrisation s’est faite, et le projectile est resté dans le tronc sous les couches duquel il est profondément enseveli.

Ces phénomènes de vitalité corticale prennent quelquefois des proportions extraordinaires. Contrairement à ce qui se passe chez les animaux d’un ordre élevé, dans l’intérieur desquels se cachent les organes essentiels et où se réfugient pour ainsi dire les dernières manifestations d’une vie qui s’éteint, la vitalité, chez les végétaux, va du centre à la circonférence. Le cœur de l’arbre, l’aubier lui-même, peuvent mourir, tomber en poussière et disparaître entièrement sans que la vie abandonne l’écorce. Tout le monde connaît ces saules à tête globuleuse dont tout le bois a disparu, et qui n’en continuent pas moins à croître par suite de l’intensité de la vie corticale; mais il est des phénomènes d’un aspect plus saisissant encore, et parmi les beaux arbres que j’ai vus il en est un dont le souvenir m’est resté profondément gravé dans la mémoire.