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poussés brutalement dans les rangs allaient s’accroupir par lots, sub hastâ ; une sorte d’enchère s’établissait entre les marchands. Un commerce plus grand à lui seul que tous les autres était celui de la chair humaine. Pas une cité n’était sûre de n’avoir point à subir les conséquences de la guerre; il n’y avait pas un être humain qui pût se flatter de ne point mourir dans une geôle lointaine, exténué de fatigue et de honte. Cela nous semble impossible à force d’être odieux; tel était pourtant le droit public à une époque de civilisation splendide à certains égards, et César, à qui on élève des monumens, se vantait d’avoir battu monnaie en vendant ainsi un million de Gaulois. Personne ne songeait à protester, pas même les victimes. Si quelques rêveurs avaient émis une doctrine contraire, s’ils avaient osé professer qu’il faut respecter la qualité d’homme jusque chez les prisonniers de guerre, il y aurait eu un soulèvement d’opinion contre ces audacieux. On les aurait notés comme des utopistes de la plus dangereuse espèce, et au point de vue étroit de la société antique on aurait eu raison. Le grand ressort de la civilisation gréco-romaine était l’esclavage. L’élevage domestique des esclaves n’aurait pas fourni des ouvriers en nombre suffisant pour labourer les terres, soigner les troupeaux, écraser le blé, creuser les mines et carrières, ramer sur les galères, opérer à force de bras tous ces travaux qu’on fait aujourd’hui mécaniquement : il fallait que la guerre fournît incessamment des esclaves travailleurs. La guerre était donc la nourrice de toutes les industries ; contester le droit de vendre les captifs aux entrepreneurs de travaux, c’était attaquer la société antique dans son principe vital. Deux ou trois siècles après César, le travail nourricier s’était arrangé d’autre façon; on n’avait plus absolument besoin de prisonniers de guerre pour cultiver les terres et exercer les métiers industriels, le servage de la glèbe et les corporations serviles d’artisans y suffisaient. On cessa de repousser les insinuations du christianisme, et des sentimens d’humanité, considérés précédemment comme absurdes, s’introduisirent dans le droit des gens.

J’insiste sur cet exemple, parce que je n’en connais pas qui mette en relief d’une manière plus évidente et plus palpable la force motrice des sociétés, la loi du progrès. Le travail-est de nécessité absolue pour les êtres collectifs qu’on appelle peuples ou nations encore plus que pour les individus, car un individu peut à la rigueur vivre du travail des autres, tandis qu’une nation où tout travail cesserait ne tarderait pas à périr. Il faut qu’une certaine somme d’activité soit dépensée pour assurer à la communauté la subsistance, le vêtement, le gîte, les communications, l’éducation intellectuelle et morale, la sécurité. L’ensemble de ces efforts, la