Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/708

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être définie l’ensemble des acquisitions d’un souverain ; elle procédait d’un sentiment égoïste et rapace, elle faisait une industrie de la conquête, parce que la principale condition de son existence était d’être grande et robuste. La nation, telle qu’elle se constituera dans l’avenir, n’aura plus les mêmes appétits, parce qu’elle sera d’un autre tempérament ; elle sera expansive et désintéressée, parce qu’elle ne craindra pas l’attaque violente ; elle ne songera pas à attaquer, parce qu’elle pourra devenir grande et forte avec un petit territoire et peu d’habitans : grande comme l’a été Athènes, forte comme l’ont été Venise ou la république de Hollande[1].

Quand on suppose un état social si différent de celui où nous vivons, on a l’air de faire un rêve. Bien des gens, et je sais lesquels, en éprouveront une surprise voisine de l’indignation. Cette thèse, si on en venait à une discussion régulière, aurait contre elle non-seulement ceux qui professent l’ancienne conception monarchique basée sur l’équilibre des forces, mais encore ces prétendus novateurs qui commencent par grouper arbitrairement les peuples sous prétexte de les affranchir. Je crois entendre le feu roulant des objections. Les nations sont constituées par les traités, et les traités résultent de circonstances dont l’appréciation appartient aux gouvernemens. Admettre que les citoyens d’un pays auront le droit illimité de sécession, qu’on les verra faire ou défaire des groupes indépendans, déplacer sans cesse les limites, mutiler les administrations, transformer les gouvernemens, c’est le bouleversement de toutes les idées, c’est un outrage au sens commun. Avec ce nouveau droit international, la nature humaine est changée ; le fort ne cherchera plus à dominer, à éclipser le faible, il n’y a plus besoin de frontières naturelles pour se défendre, ni de contre-poids pour suspendre la conquête ; mais aussi plus de patrie, plus de drapeaux, plus d’ancêtres, plus de subordination. Ce que vous appelez l’indépendance des nations n’est que la promiscuité des peuples.

Plaçons-nous dans la réalité actuelle, ajoutera la diplomatie classique, pour voir où l’on serait conduit par la pratique du système. Il n’y a peut-être pas une seule souveraineté qui ne détienne des populations aspirant à l’indépendance. Qu’arriverait-il si l’on donnait partout le libre essor ? Plusieurs provinces espagnoles tendent en ce moment à s’affranchir du joug de Madrid et à se constituer isolément ; laisserait-on écrouler le trône de Charles-Quint ? Au-delà du Rhin, on commence à dire dans les meetings que l’Allemagne a été trop longtemps ballottée entre les Hohenzollern et les

  1. Il est curieux de constater la similitude de cette hypothèse avec les propositions soumises à la convention par Grégoire.