Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/706

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

auteurs de lexiques. Quel homme d’état, quel publiciste se chargerait de dire avec précision ce que c’est que la nationalité d’un peuple, et quels sont les élémens qui la constituent? Est-ce la race, la langue, la religion, les convenances topographiques, la législation écrite, le passé historique, les mœurs? Si l’ensemble de ces conditions était exigé, on arriverait à conclure qu’il n’y a pas eu de nationalité dans le monde. L’unité de race et la similitude de langage n’existent dans aucun des pays actuellement constitués en Europe. Les provinces allemandes, bretonnes et languedociennes de la France trouveraient sans doute fort insolent qu’on disputât à leurs habitans la qualité de Français. Il y a plus, l’ethnographie ne reconnaissant pas de race française, il faudrait supprimer la France. Des races différentes se combinent sans peine et des races parfaitement homogènes sont rebelles à la fusion. Le même sang coule dans toute l’Allemagne, et on ne verra pas sans difficulté l’unification des Germains du nord et de ceux du sud. Au contraire la cohésion politique de la Suisse est parfaite, et sa nationalité est des plus solides, bien que composée des élémens les plus disparates. Chercher le lien social dans la croyance religieuse, ce serait nier la liberté des cultes et retourner au moyen âge. Les Hongrois invoquent le droit historique pour s’assimiler les Croates; ceux-ci protestent et prétendent à une existence distincte. Des peuples unis géographiquement se repoussent pour incompatibilité d’humeur, témoin les Portugais et les Espagnols. En un mot, on arrive à la contradiction et même à l’absurde chaque fois qu’on cherche la définition des nationalités dans l’état matériel des peuples.

Les synthèses puisées dans l’ordre moral ne sont guère plus satisfaisantes : il leur manque du moins cette précision qui leur donnerait une valeur positive en politique. Un homme qui mettait beaucoup de savoir et d’éloquence au service des idées qu’il jugeait progressives, M. Buchez, a dit : « Les nations sont créées par la tendance d’une population vers un but commun. » On répand en ce moment un atlas historique, composé par une réunion de publicistes pour qui le classement systématique des peuples est devenu une sorte d’apostolat. « La nationalité, y est-il dit, c’est la patrie avec son histoire, ses traditions possédées en commun, c’est le concours de tous les citoyens pour un et d’un pour tous. » Suivant M. Stuart Mill, c’est « l’identité d’antécédens politiques, la possession d’une histoire nationale. » Dans le discours retentissant prononcé à Ajaccio, le prince Napoléon s’exprime ainsi : « Qu’est-ce qu’une nationalité? C’est une réunion de conditions d’origine, de race, de mœurs, de géographie, d’histoire, de langue, de religion, d’intérêts : il faut que cette nationalité soit dans la volonté de ceux