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gniers, et je me félicite de ce que, entouré de braves paysans, libres propriétaires comme moi, je n’ai pas à rougir de mon bonheur en regardant par-dessus la haie du voisin. Je goûte aussi peu que vous les tracasseries de la police, et je souhaite sincèrement qu’elle apprenne de jour en jour à se mêler moins de ce qui ne la regarde pas ; mais je me console un peu d’être trop gouverné en songeant aux violences, aux exactions, aux entreprises à main armée, aux dénis de justice dont les faibles avaient à souffrir dans ces temps que vous préférez au nôtre. Enfin, si nous avons perdu certains avantages que peut-être vous vantez trop, nous en avons acquis d’autres dont je sens le prix, et en particulier nous sommes devenus les propriétaires de nos consciences, propriété sacrée, que saint Pierre et César disputaient aux hommes d’autrefois ; désormais nous avons la liberté de croire ou de ne pas croire, de dire oui ou non à notre choix. Après cela, comme je hais les déclamations et que je me pique de philosophie, il m’en coûte peu de convenir qu’il y eut du bonheur en ces âges gothiques, tour à tour trop loués ou trop décriés ; j’accorde même que les heureux eurent alors en partage une vivacité de jouissance et comme une plénitude de vie qui nous sont refusées ; mais en revanche les opprimés vidèrent jusqu’à la lie la coupe des douleurs, et on vit, rassemblées dans la société féodale, les extrémités des choses humaines, la joie et la misère sans bornes. Conclusion : à considérer les régions moyennes des deux sociétés, j’estime qu’un juge impartial ne balancerait pas à prononcer en notre faveur.

Il ouvrait la bouche pour me répondre, quand son vieux majordome vint lui annoncer l’arrivée d’un marchand de vins qui désirait lui acheter sa vendange sur pied. Il nous quitta pour aller conclure son marché.

— Je suis à vous dans l’instant, nous cria-t-il ; je n’ai pas tout dit.


VIII.

Good hearens ! s’écria M. Adams, décidément cet homme a le cerveau fêlé… Par charité, continua-t-il, nous devrions en user comme le barbier Nicolas et le licencié Pero Perez, lorsqu’ils firent un auto-da-fé de ces maudits livres de chevalerie qui avaient brouillé la cervelle du héros de la Manche. Si nous ne nous hâtons de brûler Orderic Vital, et l’évêque de Saint-Jean-d’Acre, et tous les fatras dont se repaît votre ami, il se prendra l’un de ces jours pour Musched du Mans ou pour Rivallon de Dinan, et vous le verrez partir, le heaume en tête, brûlant de tirer vengeance du perfide Balad. Avez-vous observé comme ses yeux se sont enflammés