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— Tout ce que vous voudrez, lui dis-je. Seulement, dans cette peinture de tous les bonheurs d’autrefois, vous oubliez quelque chose.

— Quoi donc ?

— Oh ! rien, une misère,… cette espèce d’animal à demi sauvage qui, grattant la terre pour le compte d’autrui, parfois, à bout de souffrances, se redressait brusquement et courait sus à tout ce qu’il rencontrait.

Ce point l’embarrassa ; mais il n’était pas homme à demeurer court. Il m’assura que j’exagérais les maux attachés au servage. — J’en jugeais, disait-il, sur la foi de Voltaire et des déclamateurs de la convention. Il me représenta que l’institution des communautés tacites qui étaient le régime habituel du ménage des champs au moyen âge, et qui étendirent leur réseau sur toute la France, avait apporté quelque tempérament aux souffrances des gens de la mainmorte. S’assemblant en grandes familles dont tous les membres ne faisaient qu’un seul corps, possédant tout par indivis, élisant un maître de communauté qui distribuait les travaux entre ses parsonniers, les serfs se procuraient, par l’association de leurs forces, un allégement à leurs peines et un accroissement continu de bien-être, — sans compter que ces communautés, vrais corps moraux qui se perpétuaient par voie de subrogation, garantissaient les tenures contre la réversion au seigneur.

Il ajouta que, dans ces temps-là, la sensibilité aux maux de la vie était moins vive, moins aiguë qu’aujourd’hui, que les hommes d’alors ignoraient ces délicatesses maladives qui nous tourmentent, qu’ils n’étaient pas comme nous tendres aux mouches et souffraient moins d’une infortune que nous d’une contrariété… Et ceci encore : — Qui jugez-vous plus malheureux, me demanda-t-il, d’un pauvre ouvrier en soie à qui les lois, par une insigne dérision, assurent qu’il a tous les droits, et qui découvre qu’il ne peut rien, ou d’un paria de l’Inde, pieusement résigné à ses maux parce qu’il y voit l’exécution d’une sentence divine, et qu’il compte bien se rattraper dans une autre vie ? M. Adams en pensera ce qu’il voudra ; mais, je le déclare à sa barbe, il est des préjugés qui consolent.

— Mon cher ami, lui répliquai-je, je ne me paie pas de ces raisons. Je me refuse à compter au nombre des biens cet endurcissement à la souffrance que produit l’habitude de souffrir, et cette résignation au malheur qu’on achète par de vaines illusions et au prix de sa dignité. Quoi que vous en disiez, je suis heureux de vivre dans un temps où le plus petit est habile à tester et à succéder, qu’il vive ou non en communauté. Je suis satisfait de n’être ni serf ni seigneur, mais le libre propriétaire de quelques châtai-