Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/665

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

écritoires et l’épée les écritoires ont des vengeances qui traversent les siècles. Puis, comme ravi en extase, dit-il, il considère du fond de sa cellule les vastes royaumes de la terre, et le vent lui apporte mille rumeurs lointaines, le hennissement des chevaux de guerre, les clameurs confuses de bourgeois assemblés en commune, le cliquetis des grands coups d’épée, le fracas de ces mêlées où s’entre-choquent l’Asie et l’Europe. Et il se félicite de vivre dans un temps où il se passe de si grandes choses…

Il faut entendre ce doux chroniqueur décrire sa joie quand un vieux moine historien, ou, mieux encore, quelque vieux chevalier blanchi sous le harnais, s’en vient frapper à la porte du couvent, demander le couvert et le gîte. Bonne fortune pour son gros livre ! Il s’entend à questionner ces barbes grises et fait son profit de tout ; abeille diligente, il butine sans cesse, de jour en jour sa ruche s’emplit… Autre joie : parmi les novices, il en est qui annoncent du talent pour confectionner des écritoires ; celui-là, laissez-le croître, il sera bon imagier, grand enlumineur de livres… Le bonhomme encourage cette jeunesse, il s’en est fait une famille. Que manque-t-il à sa félicité ? Toujours ruminant, toujours écrivant, n’enviant au monde aucune de ses fêtes, il se plaît à entendre les grandes vagues de l’océan de la vie se briser au pied des murs de sa cellule, et il mêle à ce murmure mélancolique ses chants et ses actions de grâce… L’ombre au tableau, je ne la veux pas dissimuler : le bonhomme était frileux. À l’entrée de l’hiver, dit-il en soufflant sur ses doigts, « il faut que je me secoue pour me réchauffer. » Et il attend au renouveau pour reprendre ses récits ; mais il ajoute : « Quoi qu’il en soit, je continuerai de marcher gaîment dans ma route… » Convenez que voilà un genre de bonheur dont nous n’avons plus même l’idée.

— Convenez de votre part, dit M. Adams en s’étirant les bras, que s’il y avait eu dans l’abbaye d’Ouche un bon calorifère à la vapeur, le bonhomme n’en eût pas été plus malheureux.

— Il est certain, dis-je, qu’il y eut au moyen âge des écritoires heureuses.

— Certes les épées ne l’étaient pas moins, poursuivit-il. Aux contemplatifs, la paix des monastères ; aux bourgeois, le repos de l’antique foyer ; aux aventuriers, tous les chemins de l’Europe et de l’Asie. Que de folles, que d’héroïques entreprises ! Non, nous ne nous représenterons jamais les hommes d’action de ce temps-là, ni l’étrange mobilité et l’incroyable énergie de leurs imaginations. On nous a gâté le monde. Une police tracassière gêne tous nos mouvemens et bannit de la vie l’imprévu ; notre prétendue civilisation imprime à tout le cachet de son ennuyeuse médiocrité ; la science