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— Assurément, lui dis-je. Mon principe est d’être coulant sur l’article des définitions : elles sont ce qu’elles peuvent ; mais à ce compte je ne vois pas trop ce qui nous manque, car en fait d’habitudes…

— Des habitudes ! s’écria-t-il. Qui a des habitudes aujourd’hui ?

— Mais M. Adams, moi, tout le monde.

— Des habitudes d’un jour, tout au plus ; mais des habitudes d’un siècle, de deux siècles, ce sont celles-là qui font le bonheur.

— Pensez-vous que, si je me coiffais en ailes de pigeon comme mon grand-père, j’en serais plus heureux, et que si, comme lui, je portais des culottes courtes et des bas de soie, j’en aurais la jambe mieux faite ?

— Je ne sais ; mais si, habitant la maison qu’il habita, vous y faisiez les mêmes choses qu’il a faites, de sorte que sa vie parût se prolonger dans la vôtre, j’estime que, riche de souvenirs et d’expérience, vous auriez pour ainsi dire une aisance, une sûreté de mouvemens qui vous rendrait tout facile, et partant vous jouiriez d’un genre de calme que vous ne connaîtrez jamais… Aujourd’hui chacun s’en va cherchant son chemin ; nos jouvenceaux se croient chargés d’inventer la vie, comme si personne n’avait vécu avant eux. Adieu les habitudes héréditaires, les traditions, les longs souvenirs ! On dirait une génération d’enfans trouvés.

— Il a raison, dit M. Adams en rouvrant les yeux. Les vieillards ne nous servent plus de rien, et vous verrez qu’avant cinquante ans d’ici le parlement d’Angleterre abolira la vieillesse… Mais à propos, jeune homme, vous qui tancez si vertement les écarts de nos jouvenceaux, peut-on savoir quel âge vous avez ?

— Je suis né au XVe siècle, lui répondit Armand, du temps d’Amédée VIII, premier duc de Savoie. Je le suivis à Ripaille, quand il y prit l’habit d’ermite. Il m’en souvient comme d’hier.

— Sérieusement, lui dis-je, le mal n’est pas si grand que vous croyez. À défaut des longs souvenirs, nous avons les longues espérances, et ce que nous perdons dans le passé nous le regagnons dans l’avenir. Nous tâtonnons, nous cherchons, nous inventons…

— Quelles inventions ! dit-il. Des songes de fiévreux, car nous avons tous la fièvre.

Et il ajouta : — Savez-vous ce qu’a fait votre belle révolution française ? Je m’en vais vous le dire. Pendant des siècles, l’homme avait appartenu à la terre ; on appelait cela être attaché à la glèbe. Voyez un peu le beau malheur ! Cet esclavage, je vous jure, était doux, il fixait la vie et les pensées ; mais en 89 l’homme se révolta contre la terre : dans un accès de fureur sauvage, il maudit sa mère et sa nourrice et commença par lui ôter l’honneur, par la