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— Holà ! interrompis-je. Voltaire disait que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les alimens. Savez-vous que Guy Patin appelait son temps la lie de tous les siècles ? Le siècle de Racine, de Molière ! Laissons à la postérité le soin de juger nos tableaux et nos vaudevilles.

— Je crains bien, reprit-il, qu’elle n’ait pas le loisir de s’en occuper.

Je ne sais ce que j’allais lui répondre, quand nous fûmes interrompus par l’arrivée de M. Adams. Il parut contrarié de trouver la place prise et son confesseur occupé.

— Mettez-vous là, mon cher monsieur Adams, lui dis-je, sur ce siège de vert gazon. Si vous vous ennuyez, vous en serez quitte pour admirer le paysage. Je suis bien trompé ou vous avez toujours aimé la vue du lac.

Cette réflexion lui fit faire la grimace. Il ne laissa pas de s’asseoir et s’enquit de quoi il était question. Quand je l’eus mis au fait :

— En vérité, jeunes gens, dit-il, vous avez du temps à perdre. M. de Lussy se fait fort de démontrer qu’au moyen âge il y avait plus de bonheur qu’aujourd’hui, — voilà le premier point de son sermon, — et plus de vertu, voilà le second. La vérité est qu’il y eut de tout temps dans le monde le même nombre d’imbéciles et de coquins. La vérité est aussi que les dissertations sur le bonheur ressemblent, comme on l’a dit, aux affiches pour les objets perdus. Le bonheur, c’est Otahiti avant les missionnaires : un beau ciel, l’arbre à pain, point de maladies et point de préjugés. mes amis, qui nous délivrera des préjugés ? Je frémis quand je songe à la somme énorme de bonheur qu’ils ont dérobée à notre pauvre humanité. Et à cet égard tous les siècles se valent. Au moyen âge, un ascétisme de moines ; aujourd’hui, une pédanterie de bourgeois… Après cela j’ai toujours aimé les combats de coqs. Discourez, échauffez-vous, tâchez de vous disputer ; je compterai les coups et marquerai les points.

Cela dit, il alluma un cigare, s’adossa contre le tronc du châtaignier et ferma les yeux.

Cette déclaration de principes avait effarouché M. de Lussy. Le limaçon rentra dans sa coquille. Je dus le harceler de questions pour le remettre en haleine. — Voyons, lui disais-je, si le bonheur n’est pas Otahiti, où donc le mettez-vous ?

— Où je le mets ? me répondit-il enfin. Dans une certaine alternative de repos et de mouvement ; assez de mouvement pour vivre, assez de repos pour se regarder vivre. Si l’on vous disait que des habitudes et des aventures, voilà, selon les cas, ce qui fait le bonheur, vous contenteriez-vous de cette définition ?