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ce moteur primitif, je ne conçois qu’une masse indéterminée et à jamais indéterminable.

Cette objection, si elle est fondée, est grave et porte loin, car l’ordre faux de cette première triade, passant dans toutes les autres formées sur ce modèle, atteint toute la série des triades et frappe au cœur le système, convaincu de débuter ou par un paralogisme ou par une impossibilité.

Je n’insistai point sur cet argument, qui est gros de tant d’autres et se présente de lui-même au sens commun : je me bornai à remarquer que toutes ces classifications si uniformément ordonnées de triades qui se suivent et s’engendrent les unes les autres sont bien arbitraires, bien artificielles, et je n’osais pas dire à M. Carové, mais je me disais à moi-même que, si j’avais à choisir entre les principes généraux de l’illustre professeur et les diverses applications qu’il en fait, ce sont ces dernières que je préférerais, et c’était aussi de ce côté que je dirigeais la conversation.

Je n’y avais pas grand’peine. M. Hegel lui-même aimait fort à causer d’art, de religion, d’histoire, de politique. Il m’était ici bien plus accessible, et nous étions plus aisément d’accord. Ses assertions même les plus hasardées supposaient des connaissances aussi solides qu’étendues. J’étais ravi de l’entendre me parler de toutes les grandes choses qu’avait faites l’humanité depuis son apparition sur la terre jusqu’à son développement actuel, depuis les pagodes de l’Inde et de la Chine et les temples gigantesques de l’Egypte jusqu’aux temples harmonieux d’Athènes et de Rome, jusqu’aux majestueuses cathédrales du moyen âge, depuis les épopées indiennes et homériques et les tragédies de Sophocle dont M. Hegel avait un sentiment exquis jusqu’au poème lyrique de Dante et au Paradis perdu de Milton, aux drames de Shakspeare, de Corneille, de Racine, de Voltaire, de Schiller et de Goethe, — depuis la guerre médique et les entreprises militaires d’Alexandre et de César jusqu’à la guerre de trente ans et celles de la révolution et de l’empire.

En politique, M. Hegel est le seul homme d’Allemagne avec lequel je me suis toujours le mieux entendu. Il était, comme moi, pénétré de l’esprit nouveau : il considérait la révolution française comme le plus grand pas qu’eût fait le genre humain depuis le christianisme, et il ne cessait de m’interroger sur les choses et les hommes de cette grande époque. Il était profondément libéral sans être le moins du monde républicain. Ainsi que moi, il regardait la république comme ayant peut-être été nécessaire pour jeter bas l’ancienne société, mais incapable de servir à l’établissement de la nouvelle, et il ne séparait pas la liberté de la royauté. Il était donc sincèrement constitutionnel et ouvertement déclaré pour la cause