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proposais de finir cette première course en Allemagne. Je retrouvai avec plaisir les personnes que j’avais entrevues quelques mois auparavant, surtout M. Hegel, vers lequel me ramenaient une sympathie et une curiosité plus vives que jamais; M. Creuzer, professeur de littérature ancienne, déjà célèbre par ses travaux sur la philosophie néo-platonicienne et sur l’histoire des religions de l’antiquité; M. Sulpice Boisserée, artiste et antiquaire, qui depuis a attaché son nom à une admirable histoire de la cathédrale de Cologne, et demeurait alors à Heidelberg, occupé de mettre en ordre et de restaurer des tableaux de la vieille école allemande qu’il avait recueillis dans un assez long séjour sur les bords du Rhin. Je résolus de passer les derniers beaux jours d’automne dans cette société savante et aimable, au sein d’une nature dont je n’avais encore goûté que les premières douceurs, et qui me pénétra de plus en plus du charme inexprimable de la grandeur unie à la grâce.

M. Sulpice Boisserée avait un frère qui vivait avec lui, spirituel aussi et plein de goût, et tous deux me firent à l’envi les honneurs de leur curieuse collection. Que d’heures agréables et instructives j’ai passées là dans la contemplation de ces toiles précieuses qui me révélaient un art tout nouveau pour moi ! Bien novice encore dans l’histoire des arts en général, j’ignorais entièrement celle de l’art allemand. Mon humble érudition en ce genre ne remontait guère au-delà d’Albert Durer, et je savais tout au plus le nom des van Eyck. C’est chez les frères Boisserée que je commençai à m’orienter un peu dans les obscures origines de la peinture allemande. J’y acquis la conviction qu’avant tout commerce avec l’Italie il y avait eu en Allemagne une école originale de peinture, née sur les bords du Rhin au XIVe siècle, et qui y fleurit pendant toute l’étendue du XVe tout à fait indépendante de celle de Cimabué et de Giotto. Les véritables pères de cette vieille peinture allemande sont les mêmes que ceux de la première peinture italienne, des artistes grecs de Constantinople qui, venus en Europe au moyen âge, nous apportèrent l’art byzantin, débris de l’art antique et fondement du nôtre. Les Byzantins ont été nos premiers précepteurs, et c’est par eux que le flambeau des arts a passé des anciens Grecs jusqu’à nous. Ces maîtres s’établirent partout où ils rencontraient un peu de civilisation, et pouvaient espérer des encouragemens et des récompenses : au midi, dans la belle Toscane et l’opulente Venise; au nord, dans le puissant duché de Bourgogne et dans les riches cités de la Flandre et du Bas-Rhin. Ainsi s’est formée l’école de Cologne, dont le chef ou du moins le représentant le plus connu, maître Guillaume, paraît dans l’histoire vers 1380. L’école de Cologne étendit ses rameaux de tous côtés autour d’elle. En Allemagne, elle monta jusqu’à Nuremberg, où elle posa le germe d’une