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celle du temps présent que M. Pries me laissa voir toute son âme. Lui que j’avais trouvé presque timide dans nos conversations philosophiques, s’anima jusqu’à la passion dès qu’il fut question des affaires du jour. L’Allemagne entière, me dit-il, veut la liberté; mais une aristocratie aussi insolente que celle de vos ultra de France pèse sur nous. Les petits états sont bien contraints de suivre le mouvement rétrograde imprimé par les grands. Nous sommes en proie à une réaction honteuse. Les provinces du Rhin sont très mécontentes : elles qui ont tant souffert sous Napoléon regrettent les institutions libérales qu’elles devaient à l’empire. — Vous êtes satisfaits de votre charte, mais il faut la développer dans le sens libéral. — Nous avons tous en Allemagne les yeux sur la France, cette France qui, la première, proclama en 1789 la liberté et les droits de l’homme, non pas seulement pour elle, mais pour tout le genre humain. — Plus heureux que nous, vous êtes une nation. Présentez nos hommages à vos amis de la chambre, à M. Royer-Collard et à M., de Serre. Ils ne disent pas une parole qui ne retentisse dans nos cœurs !

Le 15 octobre au soir, M. Fries vint m’annoncer qu’il partait pour Eisenach où devait se célébrer une grande fête patriotique en souvenir de la délivrance de l’Allemagne et de la bataille de Leipzig. « Il ne sera pas prononcé, me dit-il, un seul mot contre votre pays. On n’y parlera que contre nos petits princes. La révolution française en avait abattu quelques-uns, j’espère bien que l’avenir nous délivrera des autres. On rappellera à la Prusse et à l’Autriche qu’elles étaient par terre, que c’est le peuple allemand qui les a relevées et sauvées, et qu’il est bien temps de lui donner les institutions qui lui ont été promises. »

J’accompagnai de tous mes vœux le généreux philosophe, et quelques années à peine écoulées j’appris sans étonnement qu’une triste influence s’étant particulièrement étendue à la surveillance des universités, M. Fries, resté patriote un peu véhément, avait été accusé de menées démagogiques comme tant d’autres, contraint de renoncer à sa chaire de philosophie pour en prendre une de mathématiques et de physique où il s’est fait beaucoup d’honneur, et a pu se montrer impunément le défenseur de la physique mathématique de Newton, le pouvoir qui dominait alors en Allemagne ayant bien voulu ne pas l’interdire.

Heidelberg, 26 octobre-14 novembre.

Le 26 octobre, descendu des hauteurs de Wurzbourg, je vins, à travers des montagnes arides et trois ou quatre petites villes insignifiantes, tomber au milieu du duché de Bade et regagner le chemin de l’université d’Heidelberg, par où j’avais commencé et me