Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/560

Cette page n’a pas encore été corrigée
556
REVUE DES DEUX MONDES.

c’est parce qu’il vous aime plus que tout ; mais Tonino n’est point estimable, je vous l’ai dit cent fois ; c’est un être sans cœur, qui rapporte tout à lui ; et avec cela il est méchant ! Avez-vous entendu ce qu’il m’a dit ce soir ?

— Non, je n’ai rien entendu.

— Eh bien ! tant mieux, vous l’eussiez battu, j’espère, car ses paroles méritaient un soufflet de vous.

— Alors j’ai eu tort de ne pas entendre ? J’ai manqué à mon rôle d’époux et à mon devoir d’ami ? Mais ne rêvez-vous pas tout cela ? Vous redevenez très exaltée, ce me semble.

— Je ne suis que clairvoyante ; si vous laissez faire Tonino, il vous ruinera.

— Il me ruinera ! Je l’en défie. Je ne possède rien au monde.

— Vous ne voulez rien, je le sais ; mais vous avez quand même ! Ma fortune est la vôtre.

— Je ne l’ai pas acceptée.

— Vous avez le devoir de la maintenir et de la conserver.

— Nullement, je n’ai pas accepté ce devoir.

— Pourquoi travailler comtne vous faites alors ? Pourquoi donner tant de soins et dépenser tant de savoir pour faire prospérer l’île de Jean ?

— Par tendresse pour sa mémoire et par dévouement pour vous. Je me plais à augmenter votre richesse et à vous voir faire du bien ; mais mon unique devoir serait de travailler pour vous, si vous veniez à être ruinée.

— Le plus court et le plus sage serait d’empêcher ma ruine. Faites attention à Tonino. Il veut m’emprunter encore, et toujours !

— Vous seule êtes juge en cette occurrence. Je ne m’occuperai jamais de ces détails de famille ; ils me répugnent. Pour tout ce qui est argent ou propriété, je suis et veux rester ici l’étranger qui passe.

— Qui passe ! s’écria-t-elle comme effrayée.

— Qui passe sa vie, répondis-je en souriant, car à aucun prix je ne voulais encore laisser voir mon dégoût. Elle se pencha sur moi et me tendit son front d’un air à la fois tendre et passionné. J’y mis un baiser qui dut être froid comme celui que donnerait une statue. Elle se doutait si peu de ma clairvoyance qu’elle ne s’aperçut de rien, et comme le sentier était élargi, elle marcha plus tranquille à mes côtés. Elle éprouvait le besoin de se plaindre de Tonino, cela est certain, et c’est moi qu’elle prenait pour confident. Blessée par lui autant que subjuguée, elle se vengeait de lui avec moi, n’osant lui résister en