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qui persécute et importune ! Juste châtiment dont j’eus à rougir pour elle et dont elle ne sut pas me cacher l’amertume… Je ne cherchais plus aucune occasion précise de confirmer par le fait ces révélations de tous les instans. J’étais sûr qu’elle se présenterait d’elle-même par la force des choses ; elle se présenta. Nous revenions justement de chez Tonino un soir d’été. Le soleil était encore chaud, et nous prîmes à travers bois. Tonino nous accompagnait, il voulait nous reconduire jusqu’à mi-chemin, ayant, disait-il, quelqu’un à voir aux chalets de Sixte More. Ces refuges à troupeaux étaient situés à une petite distance de la gorge rocheuse où j’avais failli surprendre leur dernier rendez-vous ; il y avait de cela quinze jours.

Félicie parlait affaires avec son cousin. Sur le chapitre de l’élevage et du commerce des animaux, ils avaient de fréquentes discussions. Tonino entendait fort bien ses intérêts. Cet artiste contemplatif, à qui Jean Morgei’on avait tant reproché autrefois de vivre dans les nuages, de ne pas aimer le travail et de n’être bon qu’à rêver aux étoiles en écoutant ruminer les vaches sur la litière des chalets, était devenu un trafiquant des plus actifs et des plus retors. Chaque année, il augmentait son cheptel et ses profits. Son rêve était d’acheter dans peu un terrain à mi-côte et d’y bâtir une espèce de castel. Il prétendait reprendre alors son vrai nom, del Monte, son titre même, et par anticipation il appelait en riant sa femme la contcssina, et son fils aîné il baronino.

Félicie blâmait ces ambitions dont il avait plaisanté longtemps, mais dont il commençait à laisser voir la sérieuse préoccupation. Elle lui disait que la vanité le perdrait, qu’il entreprenait trop, qu’il aspirait à sa ruine, et elle ajoutait avec une ironie bien significative que le pays se moquerait toujours de la comtesse Vanina, élevée à l’hôpital et prise par son mari à la queue des chèvres, qu’elle était alors bien heureuse de garder pour dix écus par an. Je ne me mêlais pas de leur conversation. Je feignais de m’être pris depuis quelque temps d’un grand amour pour l’histoire naturelle, et j’allais un peu en zigzag, tantôt derrière eux, tantôt à côté, ramassant une chose ou l’autre ; mais je ne perdais ni un mot ni un regard.

Je découvris bientôt qu’au fond de leur dispute il y avait, de la part de Tonino, quelque chose d’assez abject. Il exploitait l’amour ou la crainte de Félicie. Il voulait qu’elle plaçât dans ses mains, sous forme d’association, une somme qu’elle lui avait prêtée l’année précédente. Félicie n’insistait pas pour qu’elle lui fût rendue prochainement ; elle lui donnait plusieurs années pour s’acquitter. Elle n’exprimait pas même la crainte que Tonino, par ses entre-