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LE DERNIER AMOUR.

Je me rendis bien compte de la sainteté du sentiment que j’accueillais en moi, et toute hésitation cessa. Pourquoi me serais-je menti à moi-même, pourquoi aurais-je menti aux autres ? Je résolus d’aller dire la vérité à Félicie et à son frère.

Mais comme j’allais vers la maison, j’aperçus que j’étais observé par Tonino, tapi sous un buisson à peu de distance du lieu où je m’étais assis. Je m’arrêtai pensif, et le souvenir de la scène que j’avais surprise au rocher de la Quille six mois auparavant me revint à l’esprit avec une netteté incroyable. Je revis le jeune homme portant à ses lèvres les cheveux tressés de Félicie, je revis le regard incompréhensible de Félicie, mélange de colère et d’attendrissement qui m’avait paru suspect, et dont, malgré ses explications très plausibles, l’impression était restée en moi ineffaçable et quelque peu douloureuse.

Tonino était-il sans le savoir épris de sa cousine ? était-il jaloux de moi ? allais-je faire le malheur de cet enfant qui avait bien plus de droits que moi à l’affection de Félicie ? Faire le malheur de quelqu’un, moi ! Je marchai sur cette pensée comme sur un serpent, c’est-à-dire que je me rejetai en arrière effrayé, et qu’il me fut impossible de passer outre. Je pris une résolution franche. J’appelai Tonino, je me promenai deux heures avec lui ; je mis en œuvre tout ce que j’avais de prudence et de perspicacité pour connaître le mystère de sa pensée.

C’était une nature au moins aussi anormale que celle de Félicie. Il était bien Italien en ce qu’il savait allier la passion à la ruse ; mais, transplanté dans ce milieu champêtre, couvé et dirigé par l’intelligence à beaucoup d’égards supérieure de Félicie, il avait sinon des instincts, du moins des sentimens généreux. Il alla au-devant de mes questions en me parlant comme Jean m’avait parlé. Seulement il me parut faire des réserves que Jean n’avait pas faites. Il ne sembla pas supposer que Félicie pût être éprise de quelqu’un, de mes cinquante ans par conséquent. Fût-ce respect pour elle, dédain pour moi, le mot d’amour n’arriva pas jusqu’à ses lèvres. — Il faut épouser la cousine, me dit-il, ce sera un bonheur pour vous deux. C’est une tête si raisonnable qu’elle ne pourrait pas vivre avec un jeune mari, et vous, à l’âge que vous avez, vous ne supporteriez pas les envies et les caquets d’une jeune fille. Elle est aussi bonne que vous êtes bon, pas si douce, mais aussi humaine et aussi généreuse. Vous voyez bien qu’elle a trop d’esprit et d’éducation pour un paysan ! J’ai eu peur qu’elle ne se laissât persuader d’épouser Sixte More, qui venait souvent ici il y a deux ans et que la patron protégeait auprès d’elle. Dans ce temps-là, j’avais du chagrin. Je craignais d’avoir un maître brutal qui me chargerait