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Interdit, résolu à ne rien manifester, j’évitai de la regarder. Elle fit comme moi ; mais le soin que nous prîmes n’aboutit qu’à la rencontre fréquente et inévitable de ce double courant magnétique qui nous enveloppait. Sous l’empire de l’amour, Félicie devenait tout à coup divinement belle, le marbre s’était fait femme. La crainte caressante, la pudeur, la passion comprimée, la soumission, l’abandon de sa fière personnalité, l’humilité tendre, la douceur, ce charme profond auquel rien ne résiste, toutes les faiblesses, toutes les puissances de la femme étaient en elle, et je ne sais pas d’homme qui raisonne et résiste quand ce rayon du ciel tombe sur lui. Je voyais Félicie pour la première fois, je ne l’avais jamais vue, jamais pressentie. Tout ce que je m’étais dit contre elle n’était que sophisme et déraison. Une heure ne s’était pas écoulée depuis qu’elle m’était révélée, et je l’aimais, et son souffle remplissait pour moi l’atmosphère, où je respirais pour la première fois les parfums de la vie céleste. Le frôlement de ses tresses pendantes quand elle se penchait vers moi pour me servir me faisait tressaillir intérieurement ; sa voix, que j’avais trouvée âpre, avait pris la suavité d’un chant ; quand elle disait avec une émotion mal dissimulée quelque parole en apparence insignifiante, je cessais de respirer pour attendre une autre parole, comme si ma vie eût dépendu de cette parole, et comme si la vibration de cette voix eût suspendu pour moi celle de l’univers.

Je sortis dans la campagne pour être seul, pour me ravoir s’il était temps encore. Il me fut impossible de m’interroger. La partie sereine de mon âme répondait d’avance à toutes les questions de la partie inquiète, ou plutôt quelque chose de supérieur à moi était entré en moi et se riait doucement de tout ce qui voulait être l’ancien moi. Cela seul m’étonnait ; je ne me demandais pas si j’aimais, j’en étais trop sûr ; je me demandais ce que c’est que cette puissance magique de l’amour sous laquelle je me sentais abîmé et vaincu.

C’était la première fois que j’aimais, bien que ce fût le second amour de ma vie. J’avais été amoureux de ma femme avec ivresse au commencement de notre malheureuse union ; mais c’était l’ivresse trouble dont je vous parlais tout à l’heure, cette plénitude d’instincts où la jeunesse ne distingue pas le plaisir du bonheur. Plus épuré, je sentais maintenant le bonheur sans songer au plaisir ; mon enchantement ne se traduisait par aucune aspiration violente, j’étais devenu meilleur avec les années, je ne pensais pas à moi ; j’étais tout à la tendresse, à la reconnaissance, au [besoin de consoler et de rajeunir cette âme désolée et flétrie qui voulait bien renaître pour se donner à moi.