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un ensemble de circonstances et je vous dis : Faites-lui la vie calme, si vous voulez qu’elle vive.

— Il faut vous expliquer, m’écriai-je. Nous sommes seuls, et vous n’avez personne à ménager, car je suis un homme, et je puis tout accepter, tout prévoir. Je dois savoir si quelque mal sérieux menace ma compagne, afin de le conjurer à tous les instans de notre existence. Parlez.

— Eh bien ! reprit-il, je vous parlerai comme un homme simple, mais expérimenté, doit parler à un homme intelligent et sérieux. Mlle Morgeron a été longtemps entre la vie et la mort par suite de malheurs et de chagrins que vous n’ignorez pas. Elle est depuis longtemps rétablie. Une volonté bien entendue et bien employée lui a créé des forces nouvelles ; mais si on modifie une organisation, on ne la transforme pas dans son essence, et nous avons ici une organisation anormale. Je l’ai bien étudiée et comme un type rare dans sa classe. Chez la plupart des gens de campagne, — j’appelle ainsi, à quelque rang qu’ils appartiennent, tous ceux qui vivent en contact continuel avec la nature rustique, — le corps réagit sur l’âme avec une bienfaisante énergie, le grand air et l’exercice leur donnent forcément le sommeil, l’appétit et l’équilibre intellectuel. Chez Mme Félicie, il en est autrement ; sa volonté est le seul foyer de ses forces physiques, et rien d’extérieur n’agit bien directement sur elle. C’est la disposition de son esprit qui la rend forte ou faible ; en un mot vulgaire et rebattu, mais toujours vrai, la lame use le fourreau. Ne la faites pas trop réfléchir, et si elle a la velléité de s’instruire, ménagez l’entendement. C’est chez elle un puissant instrument de perception, mais ce ne sera jamais un magasin d’idées acquises où les choses se classeront dans l’ordre logique. Donnez l’essor à l’activité, l’aliment à la bonté et à la tendresse. Ne lui demandez pas d’être bien conséquente avec elle-même ; traitez-la comme un enfant dont on ménage les moyens de compréhension et dont on tâte les aptitudes. Elle n’a point de mal organique particulier, non. Rassurez-vous à cet égard ; mais voyez la mobilité de la physionomie à la moindre émotion, tâtez le pouls souvent et reconnaissez que l’état fébrile se déclare avec une soudaineté inouie sous l’empire de la plus légère excitation nerveuse. Surtout cachez toute inquiétude, car elle vous cacherait tout symptôme. Elle aune puissance de réaction extraordinaire, et je l’ai vue très gravement malade sans que personne s’en doutât autour d’elle. Apprenez à la voir avec des yeux clairvoyans qui savent cacher leur clairvoyance. Je ne connais personne de plus difficile à interroger et à soigner. Si, par hasard, elle avait un chagrin sérieux, ne vous demandez pas si elle est malade, soyez certain qu’elle l’est. Elle travaillera