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et de l’abbé contenaient une question que leurs bouches n’osaient plus faire depuis longtemps ; Chesnel était accoutumé à ces interrogations muettes que tout le monde au château lui adressait dix fois le jour. — Rien de bon encore, dit-il. — L’abbé mit sa main devant ses yeux et murmura : Cela doit être horrible à voir !… — Chesnel, s’écria M. de Bochardière, espères-tu vraiment toujours ?

— Toujours, fit Chesnel.

Et puis ils se séparèrent ; l’abbé rentra dans la chapelle, qui était devenue son unique refuge contre l’épouvante qui pressait son faible cœur. Là il était chez lui, il priait, il tremblait à son aise. — Chesnel se dirigea vers le château. M. de Bochardière le suivait de loin. Le valet monta les degrés qui conduisaient à l’aile du sud. L’avocat traversa les grandes salles du rez-de-chaussée, toutes somptueusement meublées, tendues d’étoffes rares et de tapisseries curieuses, magnifique désert à présent, puisque celle qui n’était plus avait emporté tout l’esprit vivant de cette demeure avec elle. Il arriva devant l’appartement de la douairière, et il entra.

Le respect flatteur dont il avait de tout temps entouré la marquise survivait et devait éternellement survivre à l’amie qui en avait été l’objet. L’avocat pénétra dans cet appartement de ce même pas discret et léger dont autrefois il approchait d’elle ; on eût dit qu’il avait peur de troubler ou d’incommoder son ombre. La seule impulsion de son cœur l’amenait dans ces lieux encore tout pleins d’une chère présence ; il apportait à l’aimable et noble femme qui venait de partir pour le grand voyage le tribut de sa première tristesse et la fleur de ses regrets. La marquise n’avait-elle pas fait tout l’embellissement de ses vingt dernières années ? — Elle avait même décidé de la tournure définitive de sa vie. Le rusé Picard savait bien que sans elle il aurait pu se laisser prendre à l’appât de quelque nouvelle aventure ; depuis longtemps, le vent du succès n’enflait plus la cause qu’il s’était choisie, il pouvait avoir envie d’en changer ; mais la douairière avait transfiguré ses ambitions, et leur avait donné comme une âme sensible et comme un but attendri qui devait les rendre constantes.

Hélas ! voilà donc ce salon où pendant tant d’années il avait passé près d’elle les longues soirées de l’automne et de l’hiver. Voici la table de whist où la marquise se montrait toujours si moqueuse et si vive. Et comme elle savait rendre l’abbé de Gourio plaisant en le forçant à recevoir de cet air béat qui n’appartenait qu’à lui les traits légers qu’elle lui lançait en plein visage ! Cette grande bergère où Mme de Croix-de-Vie s’asseyait redisait encore les jolis contes, les propos enjoués qui pétillaient sur sa bouche, quand