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REVUE DES DEUX MONDES.


XXII.

Lesneven, à la nuit tombante, marchait le long de la Sèvre, tantôt lentement et se parlant à lui-même, tantôt d’un pas précipité, avec des gestes violens. Il cherchait à regagner son asile de Sainte-Marie. L’agitation où il était et l’ombre grandissante lui permirent à peine de reconnaître le gué qu’il devait traverser, — le hameau de Sainte-Marie étant situé sur l’autre rive. En cette saison d’automne, où les eaux, souvent grosses, déplacent le fond mouvant de la rivière, et surtout à cette heure du crépuscule, ce passage n’était pas sans péril ; Lesneven le savait. Il songeait que si un faux pas le portait dans l’eau profonde, il n’aurait point le courage de se débattre contre le flot ; alors tout serait consommé. Plaise à Dieu que cette heureuse chose arrive ! pensa-t-il. En ce moment, il entendit le trot d’un cheval dans la forêt. Le cavalier et sa monture descendirent dans le gué. Lesneven ne se retourna point, il avait deviné le maître des Aubrays. Le castel ruiné du gentillâtre s’élevait en effet de l’autre côté de la rivière, non loin du village, dans les prés. Le maître y rentrait sans doute, revenant de sa tournée de deuil, ayant voulu sans tarder recueillir lui-même les complimens de condoléance de tout le pays sur la triste fin de son frère. Il toucha le bord presque en même temps que son ancien ami, et s’adressant à lui, tandis que son cheval se hissait lourdement sur la berge : — Morbleu, monsieur de Lesneven, lui dit-il, c’est aujourd’hui un jour funèbre, tout le monde veut mourir.

Saluant le jeune homme et le laissant là sur cette énigme, il remit son cheval au trot. Lesneven, sentant ses jambes se dérober sous lui, s’était appuyé au tronc d’un saule. — Tout le monde veut mourir, répéta-t-il tout bas. — Est-ce que le marquis avait voulu suivre de si près le pauvre Siochan, le fatal bâtard de son père ? Est-ce que ce sombre roman était fini ? Le jeune homme pouvait encore se faire entendre du cavalier, qui n’était qu’à une faible distance, l’arrêter et l’interroger ; mais il lui répugnait trop de donner ce plaisir au maître des Aubrays. Il leva les épaules comme s’il eût voulu se persuader à lui-même de son indifférence à tout ce que le forcené gentilhomme eût pu lui apprendre, et continua sa route.

Le village ne s’était pas endormi, suivant sa coutume, avec le déclin du jour. Des lumières brillaient dans toutes les maisons. Arrivé devant la chaumière de son hôtesse, au moment de soulever le loquet de la porte vermoulue, Lesneven hésita : le logis était plein de monde. Une dizaine d’hommes et de femmes rassemblés causaient entre eux de leurs voix lentes et monotones ; à la vue de