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encore que cela ! Je voulais… j’avais juré… Si je dois en avoir le démenti, je vous le dis, il ne me restera plus qu’à me pendre. C’est une chose qui réussit toujours quand on le veut bien.

— Le point, lui dis-je, est de bien vouloir.

Il se tut un Instant, puis il reprit : — Avez-vous jamais pensé à vous pendre ?

— Jamais. La seule sottise impardonnable est celle qui empêche d’en faire d’autres.

— Cela signifie que vous avez toujours réussi ?

— Non, mais je me suis toujours consolé.

— Et aujourd’hui vous n’avez plus même besoin de vous consoler ?

— J’ai doublé le cap des Tempêtes.

— Ainsi vous seriez homme à tâter le pouls d’une jolie fille sans que le vôtre battît plus vite ?

— Je me crois capable de cet exploit.

— Et si vous aviez juré d’être sincère…

— Je dirais tout ce que je pense ou je ne dirais rien. Je n’ai jamais manqué une bonne occasion de me taire.

Il se frotta les mains comme s’il venait de faire une trouvaille : — You are a fine fellow, me dit-il. Adieu, j’irai demain vous prier d’un petit service.

Voilà ce qu’on gagne à être propriétaire. On a des voisins. L’un a le goût d’argumenter, l’autre a des chagrins. Faute de trouver à qui parler, celui-ci se pendrait, celui-là mourrait d’un argument rentré ; mais je suis là : démonstrations, confidences, je subirai tout de bonne grâce. Ne serait-ce pas une belle chose si j’allais ramener au bon sens ces deux brise-raison, convertir le Savoyard au progrès, l’Anglais à la vertu ? Allons, je m’en vais devenir une façon de moraliste qui donne des consultations. Ce nouveau métier me plaît. La vie se partage en deux périodes, celle où l’on ne s’occupe des autres qu’à propos de soi et celle où l’on aime à s’occuper de soi à propos des autres ; bref il y a l’âge où l’on plaide et l’âge où l’on juge. Je veux juger ; mon pauvre moi ne me suffit plus ; le règne des autres va commencer… Jeannette, ma bonne servante, apportez-moi mon rabat de docteur in utroque jure… L’audience est ouverte. Parlez, messieurs. On vous écoute.

Victor Cherbuliez.

(La seconde partie au prochain n°)