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Le charme était rompu ; je me levai et tirai de mon côté. Je passais dans le chemin qui longe la propriété de M. Adams, quand j’eus l’idée de regarder par-dessus la haie, et j’aperçus une jolie veste soutachée d’or. Ma philosophie est encore jeune, sa barbe ne grisonne pas. « M. Adams, pensai-je, est venu deux fois me voir chez moi, mais il ne m’a pas marqué le désir de me voir chez lui. » Cette raison me décida.

Je poussai une petite porte, je suivis une allée de rosiers, et, sans avoir le temps de me repentir, je me trouvai en face d’une verandah. Mlle Georgette était là, assise sur un carreau de velours, le dos appuyé contre un divan. Elle ne daigna pas avoir l’air de m’apercevoir, ce qui ne m’empêcha point de la regarder. Je ne te décrirai pas sa toilette, mais je n’ai pas encore oublié le luisant de sa jupe en soie de Brousse, ni la petite calotte rouge posée sur le sommet de sa tête, ni ses longues tresses qui tombaient jusqu’à terre, ni ses babouches de maroquin jaune, ni son collier de sequins, ni l’image de la Vierge en or pendue à son cou. Mlle Georgette était sérieusement occupée. Elle tenait sur ses genoux deux poupées, dont elle passa l’une à sa négresse, accroupie derrière elle. — Endors Dudu ! lui dit-elle.

La négresse prit délicatement la poupée et la berça dans ses bras en murmurant d’une voix nasillarde :

— Dormez, Dudu. Petite maîtresse veut qu’on dorme. Travail pas bon ; sommeil meilleur. Les songes sont des mensonges.

Pendant ce temps, Georgette s’était mise en devoir d’habiller l’autre poupée, qui s’appelle, je crois, Naïda. Elle lui prenait mesure, choisissait parmi des coupons d’étoffe étalés en cercle autour d’elle, assortissait les couleurs, tout entière à son travail, grave comme un évêque et par instans secouant la tête d’un air tragique, parce que apparemment Naïda est difficile à contenter, et qu’elle craignait de ne pas rencontrer son goût. Etrange était le contraste entre cette enfantine occupation et cette pâle figure, ces grands yeux au regard paresseux, ces petites mains blanches veinées d’azur, fines, nerveuses, effilées, un peu maigres, qui semblaient s’acquitter à contre-cœur de leur office. Elles se souvenaient bien d’avoir été autrefois des mains roses et potelées de petite fille, mais il s’était passé tant d’événemens depuis lors ! Elles avaient fait connaissance avec la vie et peut-être avec la souffrance ; il leur était venu de l’esprit, elles avaient réfléchi sur beaucoup de choses, et elles s’étonnaient qu’on les employât à préparer des nippes pour Naïda. On ne pouvait leur ôter de l’idée qu’elles n’étaient pas faites pour cela. Aussi avaient-elles de petits mouvemens saccadés, de petites impatiences fébriles, de petites gaucheries tout à fait amu-