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REVUE DES DEUX MONDES.

Le mystère est impénétrable quand on veut le soumettre aux cal-culs de l’expérience. Il échappe même à ceux de la plus savante logique ; mais Dieu se prouve précisément par l’absence de preuves à notre usage. Il ne serait rien de plus que nous, s’il tombait sous le critérium de nos démonstrations. La notion que nous avons de lui réside dans une sphère où nous n’entrons qu’à la condition de nous sentir supérieurs à nous-mêmes, où la foi est une vaillance du cœur, une surexcitation de l’esprit, une hypothèse du génie ; c’est l’idéal du sentiment, et là tout raisonnement se résume en deux mots : Dieu est, parce que je le conçois.

J’étais perdu dans ces contemplations d’une simplicité et d’une douceur extrêmes, quand des émotions bien inattendues et bien étranges me ramenèrent sur la terre.

Un matin, j’étais le plus heureux des hommes, j’avais oublié mes peines, j’étais bien libre et bien seul. La vaste prairie de la Quille commençait à se dorer des rayons du soleil. Le site eût pu sembler mortellement triste à des yeux distraits ; il me paraissait admirable. Pas un arbre, pas un buisson n’interrompait la solennelle uniformité de sa teinte verte, et ne dissimulait la grâce de ses courbes hardies et souples. Les pics voisins, plus élevés, fermaient étroitement l’horizon de leurs fières dentelures ou de leurs neiges splendides. Les alouettes chantaient au-dessous de moi, je ne sais où, dans une région qui était un zénith pour les habitans de la plaine, un nadir pour moi. Le glacier qui s’interposait encore entre le soleil et le bas de la prairie se teignait en rose à sa cime, en vert d’émeraude à sa base. Le temps était pur, pas une brise ne frissonnait sur l’herbe. Tout ce calme avait passé dans mon âme, je ne pensais plus, je vivais d’une vie pour ainsi dire latente, comme les masses de glace et de rochers qui me protégeaient

L’apparition de Félicie Morgeron à cette heure matinale et au milieu de cette solennité de l’aurore me surprit comme un événement impossible à prévoir. Et quoi de plus simple pourtant ? Elle s’étonna de mon étonnement.

— Je n’ai pas dormi cette nuit, me dit-elle, j’ai eu mal à la tête, j’ai voulu faire une promenade, et afin d’être rentrée pour le déjeuner du frère, je suis sortie comme la lune éclairait encore. Je vous ai apporté ce panier, car Tonino oublie toujours mille choses nécessaires. Je suis venue vite, il faisait froid au départ. À présent j’ai chaud, je me repose un instant et je m’en retourne. Ne vous dérangez pas pour moi.

J’essayai, tout en la remerciant de ses gâteries, de lui dire qu’elle ne me dérangeait pas, puisqu’elle m’avait surpris ne faisant rien.

— Si fait, dit-elle, vous pensiez ! C’est un bonheur pour vous de