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LE GRAND ŒUVRE.

tête avec cette solitude, ne voyant que ce chemin, ces bois, cet horizon court, n’entendant d’autre bruit que cette voix lointaine qui parlait à des bœufs. Sans oser nie le dire, je prenais en déplaisance mes coqs et mon lac, les uns trop bruyans, l’autre trop vaste. Un grand silence dans un petit espace me semblait tout le secret du bonheur.

L’homme est étrange. Comme l’a dit un vieux moraliste, il peut avoir satiété par le peu et défaillance par le beaucoup. Selon son humeur, il lui semble que l’univers n’est pas à la mesure de sa pensée, et tout à coup, reployant ses ailes, il s’effraie de l’immensité et demande qu’on lui cache le monde. Hier il était à l’étroit dans la vie ; aujourd’hui ce qui lui plaît dans cette vie bornée, ce sont ses bornes mêmes qu’il s’était cru impatient de franchir. L’amour seul concilie tout : il a le don des miracles, il nous fait voir l’infini dans le néant, un infini que nous pouvons épuiser d’un regard et enfermer dans nos bras ; mais à défaut de l’amour et de ses prestiges nous oscillons perpétuellement entre le besoin de tout posséder et le besoin de nous réduire à nous-mêmes : tour à tour il nous faut le ciel ou le creux d’un nid.

Un incident fort commun me procura d’autres pensées ; aux champs, tout donne à penser. Ma solitude fut troublée par deux jouvenceaux qui dévalèrent la pente d’un coteau, se pourchassant l’un l’autre. Le plus grand, beau garçon bien découplé, avait de l’avance ; il s’arrêta sous un noyer et attendit de pied ferme son adversaire, qui, tout haletant, fondit sur lui à corps perdu et s’efforça en vain de le terrasser. La partie n’était pas égale ; mais le plus fort se comporta en bon prince : il recevait mollement les assauts et se contentait de tenir en échec l’assaillant. Celui-ci finit par pleurer de rage ; l’autre le consola, lui restitua une serpette de quatre sous qu’il lui avait prise, et tout se termina par une embrassade. Lorsqu’ils se furent éloignés, je n’étais plus auprès de mon tas de pierres, mais à Paris ; ce combat corps à corps au pied d’un arbre m’avait transporté dans Saint-Sulpice, à l’entrée de la chapelle des Saints-Anges, et je voyais, sous un autre arbre plus magnifique, Jacob luttant avec l’ange. Le combat dure depuis longtemps, la tête de la caravane a déjà atteint le sommet de la montagne ; chameaux et chameliers, l’arrière-garde achève de défiler dans un tourbillon de poussière. Jacob s’acharne, le genou levé et la tête baissée comme un bélier qui cosse ; l’ange résiste comme en se jouant ; il va toucher la hanche de Jacob, « et voici, le soleil se leva et Jacob était boiteux d’une hanche. »

Sur le mur d’en face, Héliodore, étendu à terre, est battu de verges par les ministres du Très-Haut, vengeurs de la majesté du