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REVUE DES DEUX MONDES.

Je me résume. Le bon sens et le génie possèdent alternativement l’empire du monde. Quand le bon sens s’endort, le génie le réveille ; quand le génie rêve, le bon sens fait justice de ses fantaisies, et, selon les temps, quelqu’un a raison contre tout le monde, jusqu’à ce que tout le monde ait raison contre lui. Grâce à ces alternatives, le genre humain cherche et trouve sa destinée… Des instincts et des grands hommes, je n’en demande pas davantage pour faire une histoire à notre espèce.


VI.

24 septembre.

Je ne me lasserai pas de le redire : il est doux de s’éveiller au chant des coqs. On ouvre sa fenêtre, il entre une fraîcheur qu’on respire à pleins poumons, et on sent que la vie est bonne. Ce matin, je me suis levé avant le soleil, je suis allé m’asseoir sur la crête de la falaise. Le lac était sombre et semblait fumer. Quand les vapeurs se furent élevées, un frisson courut à la surface des eaux qui se hérissèrent de petites écailles cuivrées ; puis, le jour grandissant, elles reprirent leur aspect accoutumé, ici plus claires, plus foncées ailleurs, par endroits tachées de lie de vin. Je restai longtemps assis, me gorgeant d’air pur ; les coqs chantaient toujours ; d’un juchoir à l’autre, ils se racontaient d’une voix passionnée je ne sais quel événement de basse-cour. J’écoutais et je regardais, et selon que la brise fraîchissait ou tombait, je voyais tout le lac s’argenter ou bleuir.

Enfin je ramassai mon bâton, je quittai la place ; des chemins montans, bordés de grandes haies touffues, me conduisirent à l’entrée d’un vallon que resserrent de toutes parts des coteaux. Là je fis une halte sous un pommier sauvage près d’un tas de pierres. À ma droite, je voyais courir le chemin dont la blancheur disparaissait dans un taillis de jeunes chênes. Devant moi s’étendait un grand champ de sarrasin fleuri ombragé de deux noyers. Le ciel était d’un bleu pâle voilé de nuées blanchâtres si ténues qu’on savait à peine où la nuée finissait, où commençait le ciel. J’admirais la douceur des ombres indécises, la douceur des lumières vagues qui tour à tour s’éteignaient ou se ravivaient. Des corbeaux voletaient à travers le champ ; j’entendais au loin la voix d’un laboureur invisible haranguant ses bœufs.

Dans ce recueillement d’une belle journée d’automne, près de ce chemin solitaire et de ces taillis qui se taisaient, en face de cet horizon borné qui suffisait à mes yeux, je sentis une paix délicieuse couler jusqu’au fond de mon âme. J’aurais voulu rester là toujours, ne jamais me relever, demeurer immobile dans un éternel tête-à--